Edito n° 178

Edito n° 178

Les fêtes, la galette, l’anniversaire, la nouvelle année, les soldes, l’élection de miss France auront eu raison de notre éditorialiste. Edito réactionnaire.

« Méchante gerbe ![1] »

Les fêtes, la galette, l’anniversaire, la nouvelle année, les soldes, l’élection de miss France auront eu raison de notre éditorialiste. Edito réactionnaire.

En se penchant au balcon de notre société, malgré la façade décorée qui feint la bonne santé (démocratie fonctionnelle, riche culture d’exception, normalité « tout va bien »), l’illusion cesse parfois pour laisser place à la peur du vide. Qui n’a pas eu ce sentiment de vertige ? Ce trou d’air en plein vol insouciant ? Chacun s’applique pourtant à se fondre dans l’activité du jour et s’efforce de partager frénétiquement la préoccupation du moment. La raison de ce malaise temporaire est le grand écart récent entre notre quotidien et notre imaginaire. Il y a encore cinquante ans, la population vivait dans une évidence historique : bouffer, nourrir les siens et moins souffrir, le tout à une vitesse et avec un nombre d’informations limités. Un millième de seconde — sur la pendule de l’humanité — plus tard, la mise en abîme est totale et la réalité impalpable. Entrons une seconde dans la tête à Toto : slogan philosophique en haut de la facture d’énergie, imaginaire fait de « Raconté au bureau » et de « Vu à la télé », incessant bombardage par clim, pots, pubs, spots, gaz, ordi, télé, PSP, texto, rumeurs…, jonglage mental entre des grands-parents autarciques et des enfants qui privilégient leur Second Life, éclairage artificiel, milliers d’informations non assimilées, bruit incessant, people qu’on connaît mieux que sa femme… Le cerveau humain, tel l’autofocus dans la nuit, ne cesse de fonctionner en quête de repères. En contrat avec la CAF, AGF, BNP, SFR, GDF, Assedic et l’Acre, il accumule un merdier psychologique envahissant. Options obligatoires : les mensualités à vie, les télécorrespondances et le répondeur à service de reconnaissance vocale. Son environnement est fait de cent immeubles qui font cent fois la taille d’un homme par cent fois la taille d’un homme, il se déplace à la vitesse du son ou dans une voiture à l’arrêt derrière une voiture à l’arrêt qui suit une voiture à l’arrêt. Au lieu de nous éclairer et d’adoucir ce différentiel entre la tête et les pieds, les intellectuels ont fui leurs obligations et augmenté le malaise. Employés des Grosses Têtes à dents blanches, ils gagnent leur vie à faire des bons mots sur des plateaux de speed-talking où se commentent les évènements médiatiques qui deviennent l’actualité. Ainsi, l’analyse des médias s’est substituée à… tout. Exemple : au lieu d’imaginer des propositions pour sauver le monde rural, notez plutôt la maladresse du syndicaliste moustachu lors de son dernier passage télévisé. « MDR ! »[2], dit le texto que le téléspectateur envoie en direct. Idem pour les artistes, chers au cœur de la jeunesse et de notre rédaction : ils comptent leurs heures et surtout, ils « live », installent, font un travail, rencontrent, « résidencent », mettent en espace et demandent des aides à l’écriture. Pour ce qui est de « l’expression de ce sentiment qui les assaille » ? Ben, en fait ils verront ultérieurement quel support utiliser selon le public envisagé, quand le statut sera reconduit et la subvention acceptée. Les plus clairvoyants sont même cyniques : quand on demande aux ex-géniaux Dominique A et TTC une explication à leur médiocrité fumiste, il répondent par un modeste et narquois « On veut juste faire des chansons pour le plus grand nombre ». Perdu, le cerveau atomisé cherche des repères. Lecteurs, pourrais-tu aider Toto, 40 ans, à trouver la solution : est-ce qu’il est un homme mûr, enfin en âge de prendre des initiatives, devant mettre des strings pour ne pas être largué et éventuellement prendre une deuxième assurance vie ? Ou est-il juste un rebut merdique qui ne vaut plus rien car il est trop vieux pour qu’on le confonde encore avec cet acteur australien dont il a oublié le nom ? La réalité est tout autre : ça fait juste vingt quatre mille heures cumulées qu’il regarde un VRP en plastique de cinquante-six cm de diagonale qui répète à l’infini « Regarde tout ce que tu pourrais faire ». Pendant ce temps, les RMIstes blancs ont le temps de faire leurs courses au marché bio, paysan, local mais hors sol, durable, Nicolas Hulot, équitable mais chimique, label Maison Verte, cercle rouge, Top 50… Bref, ultra cher mais de gauche. Ceux qui s’y retrouvent peuvent écrire à la rédaction en faisant un plan explicatif. Les plus enthousiastes rétorqueront certainement qu’on ne vit pas dans un monde « qui va trop vite pour mon cerveau et si ça continue, je vais exploser », mais dans un monde moderne. Soit. Mais si, pendant que mes mains font à manger, je regarde Questions pour un champion et réponds au téléphone, qu’est-ce que je vis ? Techniquement virtuel, ce monde est surtout abstrait. Les artistes contemporains doivent être ravis que notre société ressemble enfin à « la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table d’opération[3] », non ? « En fait, on n’y a pas réfléchi, on faisait un vernissage pour l’inauguration du concept Miroir : une énorme install’ dont le dossier a nécessité deux ans de bouclage avec le FRIAC et la MICHE. Imagine : une salle où les spectateurs déambulent et se retrouvent face à eux-mêmes grâce à une glace… enfin un revêtement époxy brossé réverbérant. » Ça va faire cent ans que l’expression artistique contemporaine française se limite à tourner et retourner le chiotte de Duchamp : déception. Pendant ce temps, chaque Français est devenu un petit critique parisien de cinéma et de musique, domaines populaires dont on a oublié l’essence : l’émotion et l’expression. Ils sont pour cela aidés par nos journaux les plus branchés qui finissent de nous déconnecter en résumant la culture à une actualité scientifique ramifiée de références qu’il faut connaître sur le bout des doigts. Là aussi, nous devons savoir qui a couché avec qui, quel producteur berlinois avait d’abord collaboré avec tel ingénieur du son et que c’est au repas qu’ils ont eu l’idée de faire ce maxi où la boucle fait « Woup, woup ». La seule différence entre Voici et Les Inrocks, c’est le look, coco ! Guide suprême de cette peinture psychédélique, les hommes politiques « Réussir l’avenir » ou « Ensemble tout est possible » clôturent tout choix de société dans une pirouette virtuose : « Les sondages montrent que je suis le meilleur alors votez pour moi ». Ainsi, même chez les élites éclairées, le n’importe quoi est total, tout comme la menace généralisée d’une remise à l’heure brutale d’un cerveau hurlant « C’est quoi ce bordel ? » avant de sombrer dans le Xanax. Pour anticiper ces pétages de plomb structurels, que pouvons-nous faire sinon calmer le jeu, se concentrer sur ce qui est tangible et se rendre disponible au désir ? S’attacher à créer quelque chose (et non l’imaginer), continuer de débattre d’idées pratiques malgré la tendance, ne pas tomber dans le délire « Voter utile ». Enfin, ne jamais oublier que nous sommes ULTRA SENSIBLES[4].

Texte et photo : Emmanuel Germond

Notes

[1] Traductio
n des premiers mots de la BD d’Alan Moore, The Watchmen : « Quiet a drop »

[2] « Mort de rire » en texto

[3] Phrase étendard du mouvement Dada

[4] Hommage à l’ovni slam marseillais du même nom, aperçu le 25 janvier en première partie de Terry Ex à l’Embobineuse.