Rue d’Aubagne, Marseille de Vincent Quivy

Millefeuille | Rue d’Aubagne, Marseille de Vincent Quivy

Avec Rue d’Aubagne, Marseille, le journaliste et écrivain Vincent Quivy nous plonge dans les méandres de cette rue chargée d’un passé dans lequel se mêlent l’histoire de la France et celle de l’Europe.

 

 

« Ce livre n’est ni un manuel ni un guide mais une promenade à ciel ouvert dans les pages de notre histoire. Il décrit un lieu qui, lui-même, raconte un peu le monde. Il retrace l’existence d’une rue de sa naissance, au fond du Moyen Âge, jusqu’à sa mort, ce fameux jour de novembre 2018 où les immeubles portant les numéros 63 et 65, bidonvilles verticaux, se sont effondrés en anéantissant huit vies. Ce jour où la rue d’Aubagne, commerçante et populaire, symbole d’un monde ouvert et mélangé, est devenue synonyme de misère et de mal logement, d’injustice et d’inégalité sociale, entraînant un grand mouvement de protestation et, par-delà, la promesse de la transformer en tirant un trait sur ce qu’elle est. »

 

« Quelle ambition ! », peuvent penser, à la lecture de ces premières lignes, ceux qui, à l’occasion d’une soirée, se sont assis, un verre de grog à la main, au pied de la statue d’Homère, où les dealers de cocaïne ont remplacé depuis bien longtemps les blanchisseuses. Pour ceux qui boivent des Guiness importées du Cap-Vert et qui arrosent chaque semaine les plantes de ses rues adjacentes sous le son du oud, la rue d’Aubagne est trop chargée d’énergie pour que l’on tente l’aventure d’en dessiner les contours. Impossible de coucher sur le papier une artère vivante, qui monte si haut, au risque de l’immobiliser.

Et pourtant, Vincent Quivy arrive à redonner du souffle à ce lieu de passage qui a accueilli tant de personnalités qu’elle a conservé un peu de leur aura. Ici, la micro histoire se mêle à la grande. Des guerres de religions aux grandes épidémies, de la Révolution à l’ère industrielle, de l’avènement du sport aux heures sombres de l’Occupation, elle a été témoin de tout en y prenant part à sa manière, en conservant la mémoire de ceux qui s’y sont implantés, à l’image de l’arbre dont le tronc porte les traces du temps.

Le journaliste livre un essai aux allures de recueil de nouvelles, dont les chapitres sont définis par les numéros de rues. Or, ici, l’anonymat que pourrait suggérer l’utilisation du numéraire laisse la place à un récit de destins entremêlés. Forme d’hétérotopie, ce lieu de passage nous dévoile un espace bouillonnant, populaire, étriqué entre deux rues bourgeoises, qui rend hommages à la pluralité de ses habitants.

On y rencontre Eugène Lévy en 1943, un habitant réchappé du camp de Drancy, dont l’évasion s’avère digne des plus beaux polars. Ou Léo Sauvage et Sylvain Itkine, jeunes critiques de théâtre juifs, débutant au Théâtre Mazenod, ce théâtre de fortune découpé dans un ancien couvent capucin du 19e siècle. On y plonge dans la magnifique histoire du poète révolutionnaire Gaston Crémieux, et dans celle d’Alexandre « Marius » Jacob, qui va inspirer le personnage d’Arsène Lupin, ou encore celle du jeune René Dufaure de Montmirail, futur créateur de l’Olympique de Marseille.

On est témoin des balbutiements des matches de boxe truqués et de l’avènement de la French Connection, de l’opérette de Fernandel et de Vincent Scotto, de la naissance des Cahiers du Sud, des soirées libertines du Marquis de Sade… On y croise également des illustres inconnus, à l’instar de Ferréol Beaugeard, créateur d’un des premiers journaux régionaux, homme à abattre car considéré comme trop modéré en pleine révolution, ou bien Joseph Gleize, un anarchiste, militant précoce pour la vasectomie.

Notons cependant, que dans ce dédale d’histoires, à l’exception de Louise Michel, les femmes soient quasiment invisibles, ou cantonnées constamment à un rôle subalterne. Malgré tout, pour les férus d’histoire, cet ouvrage est comme un immense cadeau, une sorte de boîte de pandore positive qui les replonge dans le passé d’une rue vers laquelle tout converge.

Qui aurait cru qu’une si petite portion de ville aurait pu accueillir tant de secrets ? À mi-chemin entre la sociologie et le vocabulaire du conte, l’écriture de Vincent Quivy nous conduit à tourner constamment les pages de ce récit passionnant d’une rue qu’il humanise et à laquelle il rend un peu de la vie qu’elle a perdue en 2018. On se rend compte que les effondrements ne sont pas les premiers, mais l’aboutissement d’un long processus d’aveuglement face aux quartiers paupérisés de la ville. Alors, chers lecteurs, lisons, apprenons, évitons que l’histoire se répète.

 

Laura Legeay

 

À lire : Rue d’Aubagne, Marseille de Vincent Quivy (Éditions du Rocher)