Arno Caleja lisant La Rivière draguée

L’entretien croisé | Frank Dimech et Arno Calleja

Pour sa dernière création, La Rivière draguée, Frank Dimech met en scène une troublante fable macabre et poétique imaginée par Arno Calleja, dans un « texte-méduse » intense et sans message clair, où l’on préfère explorer les abysses d’une langue qui revendique l’incarnation de son étrangeté, en plein ressac théâtral.

 

 

Sans insister sur la genèse de La Rivière draguée, que peux-tu nous révéler de cette création ?

Frank Dimech : C’est comme si on conviait les gens à venir assister à des funérailles, pas des funérailles où il s’agit d’enterrer quelqu’un, qui serait d’ailleurs la petite mort du texte, mais où chacun viendrait enterrer quelque chose de soi, peut-être son manque, son manque à vivre.

 

Est-ce un projet que vous avez plutôt monté à deux ?

FD : Ah oui, totalement. Donc si commande il y a eu, c’était une commande des acteurs taïwanais de La Dispute de Marivaux à moi, et de moi à Arno. Sans avoir de guide, pour toi, Arno…

 

Comment ça s’est passé ? Fallait-il que tu partes de la matière de jeu des acteurs ?

Arno Calleja : J’ai inventé des protocoles d’écriture avec eux. Je suis parti des acteurs, de ma rencontre avec eux là-bas, en passant vingt-quatre heures avec chacun, en notant des choses. Il y avait une sorte de petit « break du jeu » comme ça. En commençant à les écouter, à noter des choses de leur vie, de leur trajet dans la ville, de leur biographie, de leur corps, de leurs amours… Des lieux qu’ils m’ont décrits, qu’ils me montraient dans la ville, de moments que j’ai vécus avec eux, à faire des karaokés, du scooter, à bouffer des soupes dans un quartier je-ne-sais-pas-où, à m’aider, à mettre des trucs, de chacun et chacune…

FD : … Et au moment de commencer vraiment à écrire, on a quand même amené une fable, un pilier là-dedans, un narratif. Au début, c’était quand même très arbitraire, parce qu’en fait, je lui ai filé un article de deux pages dans Libération, juste avant la veille de son départ à Taïwan, sur ce fait divers français de 1987, l’histoire de la petite fille de l’autoroute A10, la petite inconnue.

AC : C’est un truc comme l’affaire Grégory, quelques années après, mais pas du tout la même non plus. Une gamine de cinq ans trouvée dans un sac plastique au bord de l’autoroute. Sans qu’on sache qui c’était, personne ne l’a réclamée. Donc oui, on a pris ce fait divers et on l’a mis au centre de ce que j’avais commencé à décrire de ces quatre acteurs et qui sont devenus des personnages du fait divers. Leur biographie, ce que j’avais capté d’eux, s’est mêlée à d’autres fables…

FD : … Qu’il a fait glisser, donc, non plus au bord d’une autoroute, mais au bord d’une rivière, de cette grande rivière qui traverse la ville de Taipei.

En fait, le premier geste, c’était quatre monologues, qui existent toujours dans le texte. Et ensuite, Arno, revenant en France, a augmenté le texte d’un prologue et d’un épilogue. Et nous nous sommes basés sur ce texte achevé qui a été entre-temps publié aux éditions Vanloo en 2021 et là, nous avons constitué une distribution française avec des très bons acteurs. Mais, voilà, quatre acteurs taïwanais sont devenus quatre acteurs français, et il reste Jung-Shih Chou qui fait le pont entre l’univers taïwanais et ce qui s’est produit dans les prémices du travail là-bas et aujourd’hui, avec cette forme affirmée française du texte.

 

Où se situe le théâtre avec cette écriture ?

AC : C’est un peu venir mettre la poésie dans le théâtre, c’est une écriture hyper poétique, avec un côté abstrait, pas très simple, très élémentaire, mais il n’y a là aucun réalisme. Ce n’est pas un théâtre documentaire réaliste qui vient essayer de comprendre qui a tué cette petite fille, d’où elle venait, il n’y a pas de biographisme, de psychologie, de réalisme comme ça.

FD : En effet, rien ne se résout, en fait, ni dans le fait divers que la fable traite, ni dans la métaphysique qui est agitée. C’est clair qu’on est dans une errance. On est dans les limbes. Au final, qui a tué la petite, c’est plus du tout le propos, en fait.

 

Donc on n’est absolument pas dans du théâtre documentaire, c’est vrai, mais on est dans un espace poétique où le trivial vient frotter le sacré, où la magie côtoie le réel. C’est une forme d d’écriture très antagoniste. C’est ce que je reconnais totalement dans l’écriture d’Arno aussi, même au-delà de ce texte là…C’est peut -être pour ça qu’on arrive à se supporter encore (sourires).

 

Quid de la mise en scène ?

FD : Malgré des financements dont on a été privés, nous avons décidé avec notre partenaire le Théâtre Vitez de se rapatrier sur la scène du Cube, et je voulais quand même travailler à partir des arcanes, des oripeaux du théâtre nô. On voudrait garder vraiment la disposition, la surface, les contours de ce théâtre-là et y faire jouer notre pièce. C’est peut-être une manière d’exposer les corps autrement et de créer une espèce de caisse de résonance asiatique. C’est un peu ça l’idée : créer comme si les acteurs étaient des membranes vivantes et tremblantes du texte d’Arno et que tout autour, il y avait une dimension plus symbolique et plus sacrée, comme une espèce de grande caisse de résonance autour d’eux.

(…) L’exposition, c’est bizarre, je ne la traite plus du tout comme avant. En fait, les corps sont exposés, mais il n’y a plus de frontalité avec le public, ce sont les regards, ce sont des figures sur la scène qui visent ailleurs, qui observent comme un monde inquiétant, fascinant, étranger, c’est comme si tous ces personnages avaient les yeux tanqués dans nid de guêpes, qui serait hors plateau, hors champ.

(…)

AJ : Il y a une sorte d’évidence poétique comme ça, c’est-à-dire qu’il ne dit pas ce que ça raconte, qui est qui, qui fait quoi, qui pense quoi…

FD : Oui, mais n’oublions pas que, la langue est contraignante et les acteurs doivent s’y contraindre.

 

Pourquoi avoir proposé le projet spécifiquement à ces acteurs-là, parmi toutes les amitiés et les collaborations déjà entretenues par le Théâtre de Ajmer depuis plus de vingt ans ?

AC : Pour ce qui est d’Olivier Puech (par ailleurs collaborateur de votre cher journal, ndlr), je dirais que c’est en rapport avec la biographie du corps de l’acteur et celle du personnage qu’il incarne sur la scène.

C’est Yao, un acteur taïwanais très beau garçon, très athlétique, beaucoup plus jeune que lui, qui jouait le personnage de l’enquêteur dans le livre. Et quand je passe du temps avec Yao et que j’essaie de savoir des choses sur lui, il me trimballe ; il est toujours dans des rendez-vous médicaux parce qu’il s’est cassé quelque chose, il est très physique, il a plein de cicatrices partout.

Et donc moi, je note ces cicatrices, je note son corps, je note des trucs et ça se transforme dans son personnage. Dans le personnage de l’enquêteur, il y a l’historique, la biographie corporelle de Yao. Et quand Frank veut monter la pièce en France, il pense intuitivement à Olivier, qui a une cicatrice hallucinante sur le torse et des bobos de partout, dont le corps a vingt-cinq ans de plus que celui de Yao mais une cartographie de peau similaire. On se dit que c’est quand même étonnant comment les choses communiquent.

FD : Avec Anne-Claude Goustiaux, on se côtoie depuis les bancs de l’université, il y a trente ans. On a quand même fait des premiers spectacles magnifiques avec les Foules du Dedans (la compagnie précédant le Théâtre de Ajmer, fondée en 1990, ndlr). Je pense aux Bacchantes, à Mademoiselle Julie de Stringberg, à Paradise de Hervé Guibert, à Marguerite Duras aux Bernardines, il y a très longtemps. Puis chacun est parti de son côté, et on s’est retrouvé sur scène il y a quelques années, c’était une expérience incroyable… Je suis fasciné par les acteurs, et je suis fasciné par elle. Je trouve qu’elle a un rapport inouï à la langue. Elle s’empare de la langue comme… Coltrane ! Je trouve que ces acteurs ont conquis une liberté qui me touche et m’impressionne beaucoup.

AC : Cette comparaison avec Coltrane ou le jazz n’est pas fausse… Je viens assister aux répétitions comme une petite souris, pour le plaisir d’aller les regarder travailler, et effectivement, ce n’est pas une direction d’acteur dans laquelle Frank dirige Anne-Claude, c’est une sorte de co-présence de travail… Tu ne lui dis presque rien, c’est comme un contrebassiste et un batteur.

FD : Ce qui est devenu très agréable avec tous ces acteurs-là, c’est qu’il n’est plus question de les diriger, en fait. Bien sûr, quand on est sur Lenz avec des jeunes acteurs de dix-huit, dix-neuf ans, il y a une vraie direction d’acteurs au cordeau. Mais là, non, on est dans une compréhension, ce qui permet d’aller vite et loin.

FD et AC : Ce n’est cependant pas un entre-soi, c’est un peu comme un limon qu’on rebrasse à chaque travail, mais dont on bénéficie à chaque fois plus, qui s’enrichit toujours plus.

FD : Avec Frédéric Schulz-Richard, c’est uniquement le second projet qu’on travaille ensemble. Il y a quelque chose de très « tendu » chez lui, qui colle magnifiquement avec ce personnage énigmatique de l’homme au sac plastique à qui l’on greffe un cœur d’aigle.

Avec Anne Naudon, on a aussi quand même énormément travaillé ensemble au moment des Foules du Dedans. Il y a eu aussi un très long temps, comme avec Anne-Claude, où chacun est un peu parti à ses trucs de son côté et on s’est retrouvés avec Ici les Pénombres et j’ai été subjugué par la violence, oui, la violence à être, et la force de l’actrice. C’est un tel plaisir de travailler avec quelqu’un comme Anne !

AC : Pour Olivier, c’est une position un peu différente par rapport aux quatre autres, puisque c’est un acteur plus de circonstance qu’un acteur professionnel.

FD : Olivier est tellement éclectique, c’est une Bible de la vie, c’est un type qui explicite la fable. Qui référence aussi. Une présence encyclopédique et discursive.

AC : De toute façon, il y a souvent ça dans les spectacles de Frank, quelqu’un qui vient très indirectement du théâtre. Il y a toujours un étranger, un élément que tu viens amener dans le théâtre mais qui ne revient pas expressément, qui est là. Tu cherches ça.

 

Et Jung-Shih Chou ?

FD : Je travaille beaucoup avec elle aussi, entre l’Asie et la France, elle a beaucoup participé comme actrice à mes spectacles. C’est la traductrice du texte, de la version 2018 là-bas, à Taïwan, Et puis, c’est une actrice qui a la grâce, une grâce immense. J’aime travailler sur son silence parce qu’elle le sculpte. J’adore tout autant travailler avec elle sur la langue française, qui est une bataille pour elle — et c’est toujours beau de voir un acteur batailler — et qui plus est avec des mots heurtés. Il y a quelque chose dans l’écriture d’Arno qui se scande, des images qui se heurtent les unes les autres, c’est un langage intranquille…

(…)

AC, s’adressant directement à FD : Il y a donc Anne-Claude que tu connais depuis plus de trente ans et Lola que tu as rencontrée sur ta dernière production, qui a vingt ans. C’est très symptomatique, cette façon que tu as de continuer entre les plus anciennes et les plus jeunes générations d’artistes…

FD : De toute façon, c’est au centre des préoccupations de l’Ajmer en tant que compagnie d’allier des questions de création internationale et de création locale, très sur notre territoire. Et puis la question de comment transmettre, d’où ces productions en collaboration avec l’université en France, notamment ici Aix-Marseille Université, mais à l’étranger aussi du côté de l’Asie, et j’aimerais qu’on puisse continuer sur ce terrain.

On ne sent pas des projets calibrés pour autant ; il y a des textes majeurs, mais il y a aussi des textes sans histoire, où l’on peut tout essayer.

Oui, dans Lenz de Büchner, c’est une marche forcenée, dans des questions très métaphysiques et très philosophiques, sur comment l’intérieur et l’extérieur se heurtent, mais sans situation particulière. C’est juste vingt jours de la vie d’un suicidaire, psychotique et talentueux poète, c’est aussi l’histoire d’un désir qui meurt dans le personnage, et le retour à une forme de conformité… Et en ce sens là, je crois qu’il a vraiment touché ces jeunes acteurs, cette jeune génération. Qui n’est déjà plus la même génération que celle avec laquelle j’ai pu travailler auparavant, dans d’autres créations étudiantes. Il faut les contraindre à s’écouter les uns les autres, leur faire comprendre qu’ils sont des appuis entre eux. Ce qui a donné cet objet d’art.

(…)

Je pense que La Rivière Draguée procède un peu de ça…

AC : Il y a une sorte d’évidence poétique comme ça, c’est -à -dire qu’il ne dit pas ce que ça raconte, qui est qui, qui fait quoi, qui pense quoi…

FD : Oui, mais n’oublions pas que la langue est contraignante et que les acteurs doivent s’y contraindre.

 

Propos recueillis par Joanna Selvides

 

La Rivière draguée par le Théâtre de Ajmer :

Pour en (sa)voir plus : theatredeajmer.com