Ici les Pénombres © Nazim Tidafi

L’entretien | Franck Dimech

Avec Ici les Pénombres, pièce qui aborde le XVIIIe siècle par le biais de l’archive et du travail de l’historienne Arlette Farge, le metteur en scène Franck Dimech restitue la parole des anonymes des Lumières. Un inventaire expérimental où des figures porteuses des affres de leur milieu social s’incarnent à travers des acteurs à la présence singulière dans une forme s’affinant au gré des résidences. Rencontre.

 

 

Franck Dimech © Pierre Gondard

Quelle est la genèse d’Ici les Pénombres ?

Ici les pénombres est un projet qui est né dans le silence du confinement et qui a fait naître le désir de retrouver une forme théâtrale plus collective, avec huit excellents acteurs sur le plateau, la dramaturge Marie Vayssière, le créateur décor et lumière Sylvain Faye et un auteur associé, Arno Calleja. C’est un projet coproduit par les Théâtres et soutenu par la Distillerie à Aubagne et l’Ouvre-Boîte à Aix-en-Provence, puis, financièrement, par la Ville de Marseille et la DRAC PACA.

L’idée est de fabriquer du théâtre au moyen des archives du XVIIIe siècle plutôt qu’en nous référant aux auteurs, hormis le Marquis de Sade, seul rescapé dont on retrouve la trace dans les registres de police, notamment pour des affaires de mœurs et de viols commises dans notre région.

Il s’agirait alors de sortir de la représentation scolaire du XVIIIe dont nous sommes tous pétris en appréhendant cet immense siècle par le plus petit bout de sa lorgnette : rendre voix aux anonymes, à ceux qui nous ont précédés. C’est là qu’entre en jeu le travail d’Arlette Farge, historienne et complice de Michel Foucault, créant ainsi un fil rouge.

Donc une plongée dans un XVIIIe siècle qui s’intéresse à l’enfance des rues, aux enlèvements d’enfants, à la condition des femmes, aux gens du peuple, mais aussi à des lieux dont les noms claquent comme Bicêtre ou la Salpêtrière, à la fois hôpitaux, asiles et mouroirs et d’où s’échappaient chaque nuit les cris des femmes internées. À travers l’œuvre d’Arlette Farge, d’autres questions encore dont nous voudrions, en filigrane, faire matériaux : la formation de l’opinion publique, la naissance de la rumeur, la superstition et la construction d’une pensée politique.

 

Mais alors, comment met-on en scène des archives? Quel fil conducteur ? On a pu lire que pour Les Pénombres, tu proposes un théâtre cru, énergique qui repose principalement sur la force actorale…

La particularité du projet est qu’il est construit par étapes. Je ne dirais pas que j’aime travailler de cette façon, de résidence en résidence — les résidences, j’ai toujours cru que c’était pour y mettre des vieux. Mais bon, on est obligé de s’y prendre comme ça. Notre écriture procède par stratifications et par inventaires. Nous créons des maquettes dans l’espoir que les professionnels, directeurs de lieux ou membres des comités d’experts puissent prendre la mesure du travail et nous donner les moyens de poursuivre. Cela dit, si le public répond toujours présent, les professionnels, eux, sont désespérément absents.

Pour le moment, on a d’un côté la représentation des élites et de l’autre, celle des pauvres gens. Nous cherchons, au moyen de l’archive — qui peut être une matière à jouer, une matière à dire, à faire naître des images vivantes, de l’image texte — à faire frotter ces deux « blocs d’intensité ». C’est dans la manière dont ces blocs s’entrechoquent que j’ai le sentiment qu’il y a du théâtre à prendre.

Huit figures sont au plateau, dont deux acteurs qui ont des fonctions particulières : ce sont les gardiens d’un musée qui abrite une œuvre d’art vivante censée nous raconter, par bouts, des instants du XVIIIe siècle. L’une est musicienne, l’autre perruquier, poudreur. L’un et l’autre font, défont, figurent ou défigurent les pièces vivantes de cette œuvre que sont les six autres acteurs de la distribution.

Dire enfin que l’auteur Arno Calleja, s’il intervient également sur des questions dramaturgiques, est chargé d’écrire la rencontre improbable entre deux figures réelles du XVIIIe siècle qui ne se sont jamais rencontrées : le Marquis de Sade et Marie Angélique Memmie Leblanc, que l’on appelait « l’enfant sauvage ». Une destinée hallucinante qui conduit une gamine de cinq ans, arrachée à sa famille au Canada, jusqu’aux salons parisiens les plus cossus, et qui entre-temps a passé sa vie sans langage articulé, à chasser des grenouilles à mains nues pour les dévorer crues et à survivre dans les campagnes françaises.

 

Il y a aussi l’idée de faire vivre le spectacle à l’extérieur, dans des lieux emblématiques du XVIIIe

Oui, c’est un projet double, il y a une continuation qui est de créer des déambulations publiques guidées par un acteur sur des parcours qui seraient semés d’archives. C’est le principe du train fantôme qui avancerait dans un XVIIIe siècle ignoré, fait d’anonymes. Ces parcours, visuels et sonores, auraient lieu dans les bâtiments de notre région qui abritent la mémoire ou des œuvres du XVIIIe siècle, par exemple les Archives de la Ville de Marseille et du Département des Bouches-du-Rhône, des musées (je pense notamment au Musée des Beaux-Arts qui expose les toiles du « peintre de la peste » Michel Serre). J’aimerais aussi pouvoir rapprocher ce projet du Conservatoire Pierre Barbizet. Chacune de ces déambulations aboutirait à une rencontre particulière : une conférence (ce serait l’occasion d’inviter, par exemple, Arlette Farge), un concert, la projection d’un film ayant nourri notre travail d’écriture (Albert Serra, Topor…) ou encore une des scènes du spectacle.

 

Il y aussi de l’humour dans ce spectacle, il faut le dire, et de l’obscène.

J’espère bien, c’est un humour qui est excessif, ce sont des esquisses, ce sont des hypothèses sur l’obscène aussi et je pense qu’on est en train de chercher nos monstres. Au XVIIIe siècle, il y a beaucoup de monstres à trouver, un peu en miroir de nos monstres actuels. Il y a des démons communs en fait. Mais bon, je ne cherche pas à faire d’anachronismes, on ne cherche pas à faire passer des messages. Simplement, des Lumières éclairantes et prometteuses du XVIIIe siècle, nous sommes passés, entre autres, à Auschwitz et Hiroshima.

 

À propos d’Arno Calleja, tu es aussi en train de monter l’un de ses textes, La Rivière draguée, qui se trouve être une commande écrite à Taiwan…

Oui, en 2017, j’ai proposé à Arno, avec qui j’avais très envie de travailler, d’être l’otage, pendant un mois, de quatre jeunes acteurs taiwanais et d’écrire une pièce à partir de cette rencontre et de sa découverte de l’Asie où il n’était jamais allé. Avant le départ d’Arno pour Taipei, je suis tombé sur un sinistre fait-divers intitulé « La petite inconnue de l’autoroute A10 ». Une enfant de cinq ans retrouvée morte dans un sac plastique en 1985, dont l’enquête piétinait depuis trente ans et dont l’ADN venait de parler. Arno a composé quatre monologues à partir d’éléments biographiques des acteurs rencontrés et écrit une fable en partant de ce fait-divers qu’il a fait glisser de l’autoroute A10 en France au bord de la rivière Tamsui qui traverse Taipei.

En août 2018, on a créé une première version de La Rivière draguée avec les acteurs taiwanais dans une traduction de Jung Shih Chou et, covid oblige, nous ne sommes pas allés plus loin. Et puis la parution du texte aux éditions Vanloo en 2021, augmenté d’un prologue et d’un épilogue, nous a donné envie de reprendre la création dans une distribution française.

 

À quel stade en êtes-vous sur ce projet ?

Nous avons eu un temps de travail en avril 2022 grâce à la complicité d’Hubert Colas dans le cadre d’un bref temps de répétitions à la Comerie-Montévidéo. Une lecture publique très encourageante s’y est déroulée. Une captation sonore du texte a été réalisée dans le studio de Radio Grenouille. Elle sera diffusée fin novembre.

Si tout se passe bien, avec déjà l’engagement ferme du théâtre Antoine Vitez à Aix pour programmer et pour avoir aussi, je l’espère, du temps pour la création et une prolongation qui se fera au Théâtre de La Commune à Aubervilliers, La Rivière draguée devrait être créée début 2024.

 

Ce projet né à Taipei nous amène à évoquer ton travail à l’étranger. Cet été, tu étais à Hong Kong pour monter un Prométhée

En 2019, il y avait beaucoup de projets à l’international, notamment avec des groupes d’artistes et des lieux avec lesquels j’avais déjà travaillé.

Nous avons créé Prométhée enchaîné d’Eschyle cet été, dans un Hong Kong muselé qui n’était plus celui que je connaissais quand j’y suis allé en 2016 pour monter Quai Ouest de Koltès. Quelque chose d’une porosité entre la pièce et les gens s’est produit. J’ai été particulièrement touché par les retours du public et notamment ceux des jeunes générations qui ont perçu cette discussion souterraine entre l’histoire de Prométhée et l’histoire du peuple hongkongais aujourd’hui.

 

Tu pars à Macao cet hiver pour un autre projet…

Oui, pour la création de Cyrano de Bergerac, cette pièce sublime que je n’aurais jamais cru monter, en chinois cantonais. Une fois encore, le covid a malmené ce projet et nous l’avons reporté. Cette création, produite par le Dream Theater et accueillie par le Centre Culturel de Macao, se déroulera en février et mars 2023, consécutivement à plusieurs phases de travail menées par visioconférences depuis 2021. Et si je suis allé vers l’outil numérique à reculons sans considérer qu’il était une finalité, je dois dire que j’ai pris un certain plaisir à ce type de travail : nous avons ainsi pu mettre en espace, à Macao, dans un théâtre, les trois premiers actes de Cyrano que nous avons pu suivre en direct depuis notre cuisine marseillaise. Ces répétitions singulières ont permis à 150 spectateurs d’assister physiquement à la performance et ont aidés nos partenaires asiatiques à obtenir sur place des moyens supplémentaires pour produire le spectacle.

 

Tu as également travaillé en direction du jeune public.

Oui, il y a eu la création, en 2019, au Badaboum Théâtre, du spectacle jeune public L’Origine du monde ou la mythologie grecque racontée aux enfants, inspiré par l’œuvre de Jean-Pierre Vernant. Le spectacle a récemment tourné à la Commune CDN d’Aubervilliers et reviendra au Badaboum Théâtre du 4 au 14 janvier 2023, avant d’être repris au Comœdia à Aubagne les 1er et 2 février. J’ai adoré travailler à destination des gamins, moi qui suis interpellé par la vérité au théâtre, ça ne triche pas avec eux.

 

Il y a près de trente ans que tu montes des spectacles entre la France et l’étranger, quel bilan dresses-tu de tes rapports avec les institutions ?

J’avais fait un petit graphique, avec la ville de Marseille qui est en tête des partenaires qui soutiennent notre démarche, je peux m’arrêter là-dessus… Certes, la ville a changé depuis quelques années, je crois en bien, en se dotant de gens expérimentés qui ont une habitude des questions internationales.

Il y a une attention de la Ville sur l’activité plurielle du Théâtre de Ajmer et notre subvention de fonctionnement a été reconduite. À noter que la DRAC, dont nous n’avions bénéficié d’aucun crédit depuis 2013, nous a accordé, en 2022, une aide à la résidence pour le projet Ici les Pénombres.

Avec le Département, c’est plus compliqué. La résidence à l’étang des Aulnes que nous avons sollicitée en 2023 ne nous a pas été accordée et il semblerait que le fonctionnement dont nous bénéficions soit remis en cause sur les prochaines années. Quant à la Région, c’est pour le moins fluctuant et, à ce jour, nous ne grevons en rien le budget régional de la culture.

Enfin, la perspective de trouver de nouveaux partenaires s’élabore : nous avons eu une écoute particulièrement attentive de Robin Renucci, le nouveau directeur de la Criée, notamment sur les projets annexes à Ici les Pénombres dont nous avons parlé. Nous discutons également d’une collaboration avec Romaric Matagne du Théâtre du Briançonnais.

Encore une fois, je regrette qu’il n’y ait pas davantage de représentants des institutions, de membres des comités d’experts et de directeurs de lieux répondant présents aux multiples invitations que nous leur faisons. Par exemple, je m’étonne d’avoir vu si peu de professionnels lors de l’évènement Place aux Compagnies à la Distillerie d’Aubagne, dont la programmation, cette année encore, était foisonnante, alors que le public, lui, a répondu présent massivement. Je trouve ça hallucinant.

Cela dit, en dépit de ces adversités, nous avons bien l’intention de continuer à faire du théâtre, à mettre les mains dans le cambouis humain, avec la joie gourmande d’enfants obstinés.

 

Propos recueillis par Olivier Puech

 

  • Ici les Pénombres :

– Répétitions ouvertes les 8 et 9/11 au Théâtre du Jeu de Paume (Aix-en-Provence).
Rens. : 06 10 75 24 29

– Sortie de résidence le 19/11 à l’Ouvre-Boite (Aix-en- Provence).
Rens. : www.theatredumaquis.com

  • L’Origine du monde : du 4 au 14/01/2023 au Badaboum Théâtre (16 quai de Rive-Neuve, 7e).

    Rens. : 04 91 54 40 71 / www.badaboum-theatre.com