Anne-Claude Goustiaux photo par Jessica D'Agostino
Anne-Claude Goustiaux © Jessica D'Agostino

Identités Remarquables | Anne-Claude Goustiaux (Badaboum Théâtre)

Prospère Badaboum

 

Mini brune aux cheveux courts, souvent garçonne, Anne-Claude Goustiaux est un concentré d’énergie déterminée, aux commandes du Badaboum Théâtre pour sa troisième saison. De sa voix grave et posée qui, tout en contrastant sa mine ingénue, laisse deviner la résolution de ses hardiesses, elle nous parle des subtilités entre reprise de rôle et composition.

 

Comédienne, metteuse en scène et désormais directrice artistique au Badaboum, Anne-Claude Goustiaux, la quarantaine menue, se pose en héritière fidèle au projet fondateur que Laurence Janner avait imaginé il y a tout juste trente ans. Pour elle, l’idée de la troupe, d’une famille de trente comédiens qui jouent et qu’on retrouve d’une pièce à l’autre est ce qui constitue l’essence même du lieu. Reprenant les mots d’une de ses coéquipières, Fanny, Elle nous parle dès les premières minutes d’entretien d’une aventure de groupe, de collégialité, du soutien que lui apportent Magali, Michaël, Sophie et d’autres encore, et insiste : « Laurence nous a légué son lieu. » Et de revendiquer la richesse d’avoir un répertoire, qui va de pair avec l’existence d’une troupe : « Jouer un spectacle plusieurs années de suite ne l’épuise pas, et lui permet tout au contraire de grandir, de s’épaissir. »

Quand elle évoque le deuxième aspect de son projet, celui de l’ouverture aux autres compagnies, elle donne l’exemple de Frank Dimech, qui vient de lui proposer un projet pour enfants sur la mythologie (L’Origine du monde) et à qui elle a demandé de « monter la pièce avec des acteurs de la troupe, un peu comme à la Comédie-Française », en s’amusant du décalage de sa comparaison. Tisser cette ouverture aux autres, en établissant des liens entre les équipes artistiques, voilà les prémisses d’un projet qui commence à se dévoiler.

Bien sûr, cela n’est en rien exclusif, et elle ouvre volontiers son lieu — leur lieu — à d’autres compagnies. En premier lieu à des compagnies locales, pour des raisons pratiques qui ne dépareillent pas avec le bon sens jusqu’ici entendu : « On a un petit lieu, une petite économie et ça nous ressemble : on fait une place à des gens qui sont aussi, voire plus, fragiles que nous. Et il y a déjà une telle demande ici ! » Les caisses du trésor semblant fragiles, on demande alors comment le navire vogue sans trop de galère. Si la Ville, le Département et la Région les ont aidés à acheter la salle en 2017, et ont donné quelques subventions à l’équipement pour rénover les planchers, pendrillons, assises et confort climatique du spectateur, l’autofinancement est de mise. Au bureau, à la technique, et à l’enseignement, il y a dix permanents, mobilisés à l’année, le plus souvent en contrat aidé… Foin de misérabilisme, ce n’est pas le genre de la maison ! Ici, on relève ses manches.

L’autre caractéristique du Badaboum, c’est l’ADN même de cette troupe, qui est faite de comédiens qu’on connaît par ailleurs sur les plateaux réservés aux écritures contemporaines, à l’avant-garde. Anne-Claude se souvient d’ailleurs qu’elle a été elle-même ainsi recrutée par Laurence pour son premier rôle au Badaboum en Petit Chaperon rouge, donnant la réplique à Thierry Raynaud, autre comédien talentueux s’il en est, qu’on a pu voir très souvent chez Hubert Colas. Et de capitaliser sur ce que la fondatrice avait développé en vingt ans : un réseau d’amis acteurs, nouant ainsi des liens très affectifs, agrandissant le cercle et les terrains de jeux. « Pour un comédien, jouer pour des enfants fait beaucoup de bien, car ils sont plus réactifs. Du fait d’une relation à la salle hyper vivante, on est sur un fil. Ce n’est pas plus facile que de jouer pour des adultes, mais l’énergie est différente par moments, du fait de l’écriture du spectacle. »

À ce moment de la conversation sur l’écriture et le choix de programmation, on fait remarquer à Anne-Claude la difficulté d’accès des textes qu’elle choisit de monter. Elle rit de la langue âpre de La Farce de Maitre Pathelin, s’amuse d’avoir joué ce tour de force sur Ubu Roi, dont on ne peut que la féliciter. « On découpe, on réassemble, on élague, jusqu’à avoir la sève de la dramaturgie, de façon à avoir une forme très condensée et à pouvoir la proposer en 45 minutes ; et tout cela est très joyeux à faire. On est obligés d’extraire la quintessence des quatre heures de Cyrano, ce qui est jouissif. L’acteur est obligé de se positionner et de choisir aussi ce qu’il doit dire pour que son personnage existe, pour qu’on comprenne qui il est. Et tout le reste, on l’enlève ! » Presque désolée de réutiliser une expression aujourd’hui galvaudée par les communications « cultureuses », elle poursuit : « Je fais des spectacles tout public, pour toutes les tranches d’âge, mais aussi pour tout le monde, quel que soit son âge, sa culture, son milieu social, son bagage intellectuel. Parfois, il y a des femmes qui viennent parce qu’elles accompagnent les enfants de l’école, mais elles ne sont jamais allées au théâtre auparavant. Et quand tu les vois éclater de rire devant le Père Ubu, ça veut dire qu’elles ont accédé au spectacle, et qu’on les a touchées. (…) Même si l’enfant ne comprend pas, ne serait-ce que parce que parfois il y a des mots moyenâgeux par exemple, on se rend compte qu’ils ne se sont pas ennuyés, et qu’en gros, ils ont compris ce qui était fondamental à la pièce. Ils ont vu des acteurs jouer et ils ont pris de la sensation, ils ont pris du théâtre ! » De nature positive, elle tourne alors l’exigüité de ce théâtre de poche en avantage : « Quand on installe les gens, on les voit. Cette relation avec le public est hyper proche de l’enfant. Le public entre un par un, nous n’avons pas de scène surélevée, donc pas de rampe, les enfants voient le spectacle se faire, on voit l’acteur jouer. Il faut se rendre compte du travail de l’acteur. Notre force, c’est dans cette émotion de l’acteur devenue palpable. On voit (vraiment) tout ! », dit-elle dans un sourire malicieux. Une telle dévotion au public n’est pas sans rappeler un je-ne-sais-quoi du théâtre forain, de la troupe, de la famille de saltimbanques. « Je n’avais pas mesuré la richesse de ce lieu en termes de liens. Alors c’est vrai, on fait tout à la fois, du fait de la précarité de la structure. Mais le Bada, ce n’est pas qu’un théâtre, c’est aussi une école de théâtre et de cirque, ce sont trois cents adhérents, dix-neuf spectacles à l’année, mais aussi trente spectacles de fin d’année ! Les gamins sont là tout le temps, le soir, les week-ends, et ils nous donnent leur énergie. C’est cette proximité qui les autorise à venir dans le bureau, faire une bise, prendre leur cours, voir et se nourrir de tout ce qui fait le théâtre. C’est toute cette circulation de chaleur avec ces enfants qui définit le lieu, et que je n’avais pas réalisé avant. Ce sont eux aussi qui vont venir voir les filages, donner leur avis, ce n’est pas un théâtre qui se fait pour les enfants, il se fait avec les enfants. Cette émotion qui circule partout fait que tout est moins lourd à porter. »

On aurait alors parié que tout cela ne laissait que peu de temps à consacrer à sa première carrière, celle de comédienne. Que nenni ! Elle enchaîne les projets dans d’autres maisons de théâtre amies. Bientôt au casting d’une lecture à la Distillerie à Aubagne pour une mise en scène des Fourberies d’Escarpine ( !) de Jonathan Bidot, elle sera aussi sur la prochaine création de Christophe Chave, Colombo, et joue toujours pour une autre compagnie, Les Facteurs indépendants : « Je ne trouve pas le temps, je le prends. (…) Je ne peux pas ne pas jouer, c’est devenu vital. » Puis d’ajouter : « Aujourd’hui, je me sens metteuse en scène. Si je suis comédienne, j’aime aussi voir jouer, voir ce qui est juste pour les comédiens ; j’aime la direction d’acteurs car j’ai l’impression de jouer tous les personnages. Au final, j’aime la mise en scène parce que j’aime les acteurs et j’aime jouer. »

Elle dit alors avoir besoin d’encore un peu de temps pour s’approprier le projet, pour le faire sien, mais ne cille pas dans sa détermination. La question qu’elle se pose ? « Quand vais-je avoir le temps de rêver ? » Car si elle prend le temps pour jouer, il lui en faut aussi pour rêver à ses mises en scène — « Et on ne bloque pas de temps pour rêver. C’est du temps que tu “perds” quand tu rêves. Je voudrais aussi pouvoir laisser mon esprit vagabonder, me laisser du temps pour regarder le rideau bouger, rêvasser, être dans cet état de veille, semi-conscient, prendre du recul. » Ce n’est pas l’heure.

On voudrait alors lui poser des questions plus intimes, même si, comme à son habitude, elle reste discrète. Dans son univers, il y a des mots, des mots avant toute chose, qu’ils soient des textes classiques, du roman, de la poésie, du Musil, du Tarkos, du Gary. Les références sont multiples et si nombreuses qu’il lui est difficile d’en distinguer quelques noms ou à peine. Si la danse l’inspire aussi (elle a fait partie pendant plusieurs années des aventures d’Ex Nihilo), elle lui préfère le théâtre car il lui faut du sens, et en scruter les confins… Au fond, elle a du mal à dire ce qui l’inspire, car c’est toute l’humanité qui l’intéresse : « Au théâtre, j’aime scruter l’humain, le fond de ses yeux, sans medium. Un acteur met en jeu son humain en montrant un autre humain. » Nous, on se dit que Molière n’est pas mort, et qu’il a dû un peu se réincarner dans l’une des traverses du quai de Rive-Neuve.

 

Joanna Selvidès

 

Badaboum Théâtre : 16 quai de Rive Neuve, 7e.

Rens. : 04 91 54 40 91 / www.badaboum-theatre.com

En ce moment au Badaboum :
Cyrano d’après Edmond Rostand, jusqu’au 9/11
Le Petit Sapin d’après Hans Christian Andersen, du 13 au 23/11