Un autre monde///dans notre monde au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur

La vérité est ailleurs

 

Une plongée dans un monde où les apparences sont toujours trompeuses, voilà ce que nous propose la nouvelle exposition du Fonds Régional d’Art Contemporain autour du réalisme fantastique. Une exposition qui rassemble des œuvres flirtant avec la tentation fortéenne (1) du surréel, et jouant avec plusieurs degrés de perception pour le plus grand plaisir du visiteur…

 

« Je suis d’une grande maladresse manuelle et le déplore. Je serais meilleur si mes mains savaient travailler. »

 

C’est par cet hommage à la tekhnè que commence Le Matin des magiciens, co-écrit par Louis Pauwels et Jacques Bergier en 1960, vendu à plus d’un million d’exemplaires et qui a défrayé la chronique. Fil conducteur de la nouvelle exposition du FRAC, le best seller, et plus généralement le « réalisme fantastique », mouvement contre-culturel des années 60, guide les pas du visiteur comme il a guidé les choix du commissaire d’exposition, Jean-François Sanz. À l’instar d’une photo de Magdalena Jetelová, qui pourrait faire office de teaser de l’exposition : The Essential Is No Longer Visible (1994) montre un morceau du mur de l’Atlantique échoué sur une plage, sur lequel l’artiste projette au laser la phrase « L’essentiel n’est plus du tout visible… »

Le passage dans une autre réalité, une réalité parallèle, commence dans la pénombre, là où notre perception s’altère, là où elle s’envisage sous un autre angle… L’œuvre de Laurent Grasso Projection (2003-2005) montre un énorme nuage, une bourrasque de fumée qui s’engouffre dans les rues et finira par fondre sur le visiteur comme un souffle inexplicable. L’ensemble des espaces du FRAC accueille, et c’est une première, le projet de Jean-François Sanz et confère à son propos toute l’ampleur qu’il nécessite.

Qu’est-ce qui, dans les sujets de prédilection du réalisme fantastique des années 60, fait écho aujourd’hui dans des œuvres contemporaines? Comment, soixante ans plus tard, présenter ce mouvement aux plus jeunes et montrer la vivacité d’un univers qui nous attire autant qu’il nous inquiète ? Car, comme le précisaient Louis Pauwels et Jacques Bergier, le réalisme fantastique ne considère pas, comme c’est habituellement le cas, le fantastique comme une violation des lois naturelles, mais comme la manifestation de ces mêmes lois : « Un effet du contact avec la réalité quand celle-ci est perçue directement et non pas filtrée par le voile du sommeil intellectuel, par les habitudes, les préjugés, les conformismes. » Sciences occultes, contrôle mental, phénomènes paranormaux et sociétés secrètes nourrissent tous les fantasmes de ce mouvement et demeurent aujourd’hui des sujets qui attisent l’imagination… En 1961, le succès du livre encourage Louis Pauwels et Jacques Bergier à créer la revue Planète, dont seront édités vingt-trois numéros auxquels collaboreront tout un cercle de personnalités, d’auteurs, de chercheurs, mais aussi de plasticiens comme Mathieu, Clergue, Soulages et, moins inattendu peut-être, Maurits Cornelis Escher…

 

« Une procession de damnés. Par les damnés j’entends bien les exclus. Nous tiendrons une procession de toutes les données que la science a jugé bon d’exclure. » (Les trois premières phrases du Livre des damnés de Charles Fort)

Un autre monde///dans notre monde est la troisième version d’une exposition qui a d’abord été montée à la Galerie du Jour à Paris en 2016, puis à Bruxelles, à partir du fonds de dotation Agnès b. À Marseille, l’exposition s’enrichit d’œuvres sélectionnées parmi celles des collections du FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur et du FRAC Grand-Large – Hauts-de-France, où l’exposition poursuivra son itinérance. L’occasion de (re)voir des œuvres de Bettina Samson ou de Rémi Bragard que l’on connaît bien, qui traitent tous deux des questions en lien avec la science et ses mystères, comme en témoignent les deux plaques de verre de Bettina Samson réalisées lors de sa résidence avec l’Observatoire d’Astrophysique de Marseille, tentant de donner une image minimale aux données récoltées dans l’univers par les chercheurs. L’exposition est aussi l’occasion de (re)découvrir des œuvres plus atypiques de la collection du FRAC PACA, comme celle de Fred Deux, figure du surréalisme marseillais inconnu du grand public, ou La Brouette sacrée à déroulement funèbre négatif (1981) de Jean-Louis Faure, mystérieuse sculpture en bois et en caoutchouc dont la proue représente un étrange personnage à la tête d’astronef. Dans cette atmosphère aussi inquiétante qu’intrigante, quelque part entre La Quatrième Dimension et La Colline a des yeux de Wes Craven, nous voyageons entre des éléments historiques qui aident à pénétrer le monde de Pauwels et Bergier, et à envisager l’esprit du mouvement dont la plupart des plasticiens contemporains, même s’ils y sont associés ici, ignoraient tout jusqu’à leur rencontre avec Jean-François Sanz, désormais spécialiste de la question.

Une fois passé le nuage de fumée de Grasso, de vieux clichés de Norbert Ghisoland, tout autant fantomatiques, sont imprimés grandeur nature sur des voiles flottants, montrant des enfants déguisés qui posent pour la postérité. Les images datent de 1920, elles ont toutes quelque chose du cinéma d’effroi dans lequel les enfants, farfadets facétieux, pierrots et lutins forment le petit peuple d’un monde parallèle à travers lesquels il nous faut cheminer pour poursuivre la visite. L’inquiétante présence des enfants se retrouve dans la somptueuse vidéo d’Adrian Paci Per Speculum (2008), dans laquelle des enfants frondeurs défient du regard le visiteur jusqu’à briser le miroir dans lequel ils s’avèrent se refléter. Les apparences sont trompeuses, celle des images plus encore, la réalité ici n’était pas celle que l’on croyait mais son reflet, une image miroir du monde des enfants perdus… Autre peuple étonnant que celui montré par les clichés de Martin Gusinde. Des portraits d’hommes incarnant les esprits des hommes de Terre de Feu recouverts de peintures géométriques, presque optiques, posant pour le photographe dans une absence de contexte et de décor. Associés au thème du réalisme fantastique, ces images provoquent chez le visiteur une très profonde fascination, peut-être parce que ces clichés ont été sauvés de l’oubli in extremis, peut-être aussi parce qu’il ne reste plus rien aujourd’hui de ces peuples qui ont tous été décimés dans cette partie du continent sud-américain.

 

La connaissance par l’absurde.

Au second plateau, il est d’abord question des liens entre nazisme et réalisme fantastique par l’évocation, dans Le Matin des magiciens, de sociétés occultes proches du régime d’Hitler et de thèses expliquant l’engouement d’un peuple entier pour le petit caractériel à moustache autres que celles que l’économie, la sociologie et l’histoire nous donnent. La pièce de General Idea, Nazi Milk (1979), montre un jeune adolescent typé arien arborant la célèbre petite moustache du führer faite de traces de lait sous le nez. L’innocence et le mal, dit le cartel, tant il est vrai que le jeune homme a quelque chose du jeune blond dans le terrifiant Funny Games de Michael Haneke, qui tentait d’expliquer lui aussi quelques années plus tard l’adhésion au nazisme dans son film Le Ruban blanc. À côté, et plus troublants encore, on trouve les rayogrammes d’Anaïs Tondeur, réalisés à partir de plantes cultivées à Tchernobyl pour étudier les effets de la radioactivité sur la nature… « Plus vous êtes fantastique, plus vous devez être réaliste », disait Roman Polanski. C’est précisément à la Locataire de Polanski que nous fait penser l’œuvre de Jim Shaw, qui réunit une vidéo, une sculpture et deux photographies, et dans laquelle une femme découvre à travers un trou dans sa cloison la présence d’un peuple de zombies évoluant dans un monde parallèle juste de l’autre côté du mur…

Enfin, la visite s’achève au plateau expérimental avec deux magnifiques œuvres, l’une de Bertrand Lamarche, l’autre de Julien Crépieux, Reprise de volée II (2012), mettant en scène des diapos projetant sur des écrans de télévisions éteints les images d’acteurs éblouis par la lumière…

Si les théoriciens du réalisme fantastique s’appliquaient à démontrer l’influence du surréel sur le réel, difficile de ne pas faire le lien avec certaines théories émises par quelques cercles d’aujourd’hui. Si les délicieuses explications fortéennes ne manquaient pas de charme quand elles pensaient résoudre les mystères de la bête du Gévaudan, du Bigfoot, du monstre du Loch Ness, des miracles de Lourdes ou des ovni nazis, elles font moins sourire aujourd’hui quand elles sont assénées par Bob Bellanca dans son émission Bob vous dit toute la vérité. La vérité est ailleurs… elle n’est surtout jamais définitive et se situe « somewhere in between », pour conclure avec les mots de Charles Fort : « L’idéal est de ne pas être un ardent croyant ou un sceptique complet, la vérité serait somewhere in between”… »

 

Céline Ghisleri

 

Un autre monde///dans notre monde : jusqu’au 2/06 au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur (20 boulevard de Dunkerque, 2e).

Rens. : www.fracpaca.org

 

 

 

Notes
  1. (1) Néologisme créé à partir de Charles Hoy Fort, auteur du Livre des damnés en 1919, considéré comme le premier chercheur « sérieux » sur les phénomènes paranormaux.[]