Théorème à sens unique

Théorème à sens unique

Tout commence et finit, rien n’a de valeur dans le temps, et la chair encore moins… Les Larmes amères de Petra Von Kant, allégorie d’un memento mori sombre et parfois très silencieux, nous rappelle sans fausse note que l’humain oublie vite sa condition au profit de rapports cruels qui justifient selon lui sa présence… (lire la suite)

Tout commence et finit, rien n’a de valeur dans le temps, et la chair encore moins… Les Larmes amères de Petra Von Kant, allégorie d’un memento mori sombre et parfois très silencieux, nous rappelle sans fausse note que l’humain oublie vite sa condition au profit de rapports cruels qui justifient selon lui sa présence. Superbe et sensuel, ce huis clos où dominations, esclaves avoué(e)s, amours pathétiques et détresse s’étreignent sans jamais se regarder est un vertige magistral, un atrium de confusions et de passions…

Là, en train de discuter avec sa mère au téléphone. Elle est partiellement indifférente à sa propre conversation. Sa chevelure est rousse et usée, elle a un certain âge, sûrement belle autrefois. On la rejoint au saut du lit un matin ou un après-midi comme tant d’autres, allongée en robe de soie sur un large tapis de fourrure blanc, la paresse d’une nuit lente sur les épaules. Elle est snob, peut-être d’origine bourgeoise, visiblement très arrogante. On ne l’aime pas. Elle ne nous aime pas non plus. Son amour n’est pas pour nous. Elle, c’est Petra Von Kant, elle est allemande, une styliste renommée. Elle est ce (son) monde construit sur l’excès et l’envie de corrosion des convenances. Petra est, pour l’instant, libre d’être…
Puis survient l’autre, l’archétype, la figure mythique qui, comme dans le Théorème de Pier Paolo Pasolini, parce qu’il possède ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’a pas atteint, s’immisce violemment dans cette existence que l’on croyait inébranlable, existence prête à résister à tout parce qu’elle a été forgée de nos propres mains, en connaissance de causes… L’autre, c’est Karin Thimm. Une nymphe, blonde, blafarde, qui séduit pleinement. Elle magnétise Petra parce qu’elle représente l’abandon, parce qu’elle est la matérialisation illusoirement intelligible du rêve qui brûle la tête… S’approcher de Karin, c’est danser individuellement en tenant une coupe de champagne pour ne jamais revenir. C’est accepter un érotisme démesuré, un désir quasi inhumain… C’est s’avouer que l’on aime en chancelant.
Enfin l’ombre, présente tout le long, comme la contemplation taciturne d’un tableau qu’on observe. L’ombre soumise à son origine : Marlene, qui obéit sans faillir à Petra, on ne sait pas pourquoi. Elle ne s’exprime pas, subit sans révolte, consentante au moindre caprice de sa maîtresse. Un jour pourtant, alors que pendant quelques minutes Petra la considère, Marlene s’en va. Elle refuse l’autonomie, par peur de la solitude, par son besoin de servitude, pour le sens de son histoire furtive. C’est ce corset déliquescent qu’Alexis Mouati et Stratis Vouyoucas serrent autour de nous. Dans un décor minimal mais complexe — château labyrinthique d’entrées et de sorties, de sous-sols et de trappes —, proche d’un surréalisme cru, tout semble encore plus inconnu, illicite. L’absence de fioriture, le sol et les murs anthracites et le contrôle glacial de la luminosité renforcent cette impression de désarroi et d’éblouissement. Cet univers dissipe, dévore, élimine l’équilibre. L’agonie s’organise, imprenable. Le désert de Petra est à ses pieds mais, lui, ne lui est pas déférent. Quelque chose s’est enclenché, autonome, et entraînera la chute d’un royaume capricieux. Des voix s’élèveront, mais seront couvertes par un vent contraignant. Et tout retombera dans la solitude, dans la négation…
Les Larmes amères de Petra Von Kant est, au-delà de l’attirance ou de la curiosité que l’on peut avoir pour l’œuvre de Fassbinder, une pièce qui s’adresse à chacun d’entre nous. En effet, comme le dramaturge le présume, nous sommes les produits dérivés des géminations d’innombrables réalités sociales. Et ces mélanges influencent nos actes, nos manières de penser sans que nous en ayons forcément conscience. C’est donc de notre définition dont on nous parle ici. Quand sommes-nous purement nous-mêmes ? Quand avons-nous accès à cette zone de fantasme ? Quand toucherons-nous Karin ? A l’heure où l’ombre se joint à la descente ? Quand ?
Dans un raffinement voluptueux, servi par des actrices souveraines, Les Larmes… est un spectacle noble et fin, un de ces moments qui restent longtemps à l’esprit parce qu’il se rapproche d’une conviction, d’un bref théorème.

Texte et photo : Lionel Vicari

Jusqu’au 25/03 au Gyptis
Rens : 04 91 11 00 91