MaMo © Damien Boeuf

RETOUR SUR L’ANNÉE CAPITALE : Ventilo se déchire

Au rayon des bilans sur l’année Capitale, il y a les «pour» les «contre», les ravis et les déçus, les sceptiques et ceux qui ne se prononcent pas. Mais il y a surtout différentes approches. Regard subjectif sur la programmation ou positionnement sur le concept même de l’opération, Ventilo n’a pas choisi.


 

VENTILO SE DÉCHIRE | ON A  AIMÉ…

Bonne année

 

Marseille 2013, c’est un élan collectif, mais il en reste avant tout le souvenir d’un parcours personnel et intime. Comment résumer le déroulement d’une année dans le cheminement de la mémoire ? Peut-être en remontant le fil du temps, en toute simplicité.

 

L’inauguration de cette année Capitale fut avant tout une sensation physique du compte à rebours qui touche à sa fin pour nous révéler enfin ce que nous avons tant attendu. Au milieu des chantiers en cours (le MuCEM, la Joliette, le Musée des Beaux Arts), la foule s’est enivrée sur le Vieux Port, remontant l’avenue de la République comme un seul homme à la poursuite du joueur de flûte pour finir la nuit au Dock dans un gigantesque dancefloor qui annonçait de beaux lendemains.
Si le touriste a recherché désespérément, tout au long de cette année, une signalétique festive qui lui donnerait la sensation que Marseille est en fête, la patience a fini par être récompensée par quelques temps forts qui soulèvent les paupières et mettent les oreilles dans le dos. Tout d’abord, par une nuit de grand froid, le 13 janvier, sur le pont de la ville d’Arles avec le Groupe F. Des lucioles dérivent sur les eaux, une colline prend feu, des allers-retours de flammes déchirent la perspective des deux rives, des fusées embrassent l’immensité du ciel, les échelles se distordent dans un même élan, on s’émerveille, on plane et on en parle encore. On garde nos manteaux et on profite des soldes d’Aix-en-Provence pour oublier les boutiques et longer les arbres petits pois de Yayoi Kusama (Ascension of polka Dots on trees), puis pénétrer dans la cour magique de l’Hôtel de Ville, là où le rouge de Xavier Veilhan reconstruit un prototype de l’humanité (Le Monument), comme un symbole où tout serait concentré dans un même espace : le mobilier, la silhouette d’une jeune fille, le garçon assoupi et rêveur, la mère haut perchée attentive et reposée, une colombe par temps de paix et l’olivier symbole d’un territoire et d’une richesse. Le promeneur s’accapare cette œuvre qui transcende l’esthétique relationnelle et explose les codes du piédestal.
Dans un même temps et dans un espace plus confiné, au chaud, le J1 aura vu les familles du dimanche lâcher leurs enfants dans des jardins urbains pour pénétrer dans le calme et le noir d’une exposition sur comment les échanges ont construit notre univers méditerranéen. Une occasion rare de découvrir une urne de vote en granit de la période hellénistique, le berceau de la démocratie. Enfin, pour clôturer ce mois de janvier, tout Marseille s’est retrouvé à la Friche de la Belle de Mai pour admirer les nouveaux espaces (on respire enfin) avec la Tour-Panorama et le toit terrasse autour de l’exposition Ici et ailleurs avec Mona Hatoum,  Djamel Tatah, Yazid Oulab… et l’influence du galeriste Kamel Mennour. Un ensemble qui laisse une impression d’austérité où l’épure touche à l’essentiel, loin du baroque et de l’insouciance, malgré l’ironie de l’œuvre de Gilles Barbier, le reflet de notre époque. Après, il flotte le sentiment d’un trou noir où la fatigue et le trop plein s’étirent dans un long désert pluvieux, entrecoupé par la joie de vivre de la manifestation Cirque en Capitale(s) et du chanteur syrien Omar Souleyman dans les larges fauteuils de l’auditorium de la Villa Méditerranée, qui est incontestablement la plus belle salle de spectacle à Marseille.
L’arrivée du printemps annonce le moment qui va réellement focaliser la France sur notre chère ville avec l’inauguration du MuCEM. Alors ne soyons pas avare de compliments. La promenade orchestrée par Rudy Ricciotti autour de la passerelle, des jardins, de la terrasse et du musée relève du chef-d’œuvre dans un élan d’admiration qui dépasse les frontières du pays. On se prélasse sous le soleil, on se déplace à la vitesse de l’escargot, tantôt en haut, tantôt en bas sur l’esplanade, histoire d’aller prendre un verre dans le 17e Arrondissement de Generik Vapeur à l’atmosphère proche d’un revival des seventies ! Et tard le soir, on admire la dentelle de béton du MuCEM qui s’illumine de la douceur du bleu de Yann Kersalé. Juste en face, sur la Digue du Large, les volumes blancs de Kadder Attia nous offrent le plaisir d’une promenade dans la zone portuaire internationale. Là où, jadis, les enfants de Marseille se perdaient le dimanche pour se baigner, pêcher avec un fil de nylon et nous rappeler avec force que l’espace de nos libertés se rétrécit au fil du temps. Mais au-delà de l’architecture monumentale et de la manifestation de masse (la Transhumance), il existe des chefs-d’œuvre qui ne crient pas, posés en toute simplicité sur une cimaise et pour lesquelles certains ont attendu deux heures sous le soleil : les cinq tableaux de Renoir exposés au Palais Longchamp pour Le Grand Atelier du Midi. Cinq vues similaires d’un jardin et d’un espace ombragé par la hauteur des arbres sur les hauteurs de Cannes, là où la lumière du Midi transperce le feuillage de sa chaleur, laissant transparaitre le jus des couleurs sur l’intervalle de dix années (1898-1908). Une leçon de peinture dans l’espace de dix mètres carrés au milieu de la foule, où chacun prend conscience qu’on ne reverra jamais ces tableaux (Musées de Boston, Glasgow, Washington…). Une expérience qui défie le temps, la mémoire, l’éclat d’une image gravée à jamais dans l’inconscient.
On pourrait clôturer cette année Capitale sur cet exploit, mais le calendrier ne triche pas et les manifestations déjà en place comme le Festival de Marseille ou Actoral ont pris le relais pour que la fête soit complète. Arrêtons-nous justement sur Actoral, qui annonçait un programme au-dessus de la moyenne et qui est allé au-delà de nos espérances avec le formidable The Pyre de Gisèle Vienne, ode planante et hypnotique où le geste se réduit à sa plus simple expression, et, surtout, un sommet du rire et de l’hystérie collective avec les Chiens de Navarre (Quand je pense qu’on va vieillir ensemble) qui ont redonné au Théâtre du Gymnase tout le sens d’un théâtre populaire (les corbeilles et les balcons), où le dernier rang manifeste ses sentiments. L’année s’achève, le petit homme pense à sa famille et au réveillon. Il met la culture dans sa poche le temps des fêtes, accentuant le sentiment que cette année se termine en zigzag.
Alors on termine en douceur avec l’exposition de l’artiste belge Hans Op de Beeck et son installation Sea of Tranquility, qui baigne le spectateur dans la pénombre. L’œil suit le défilé d’un verre de Martini posé sur un plateau soutenu par la main légère d’un serveur, nous laissant découvrir, dans une balade panoramique, des convives captivés par la mélodie et la voix suave d’une chanteuse au teint halé. Une femme regarde son homme, lui regarde une autre femme et tout s’interpénètre dans un flux tendu et ininterrompu, nous plongeant dans les entrailles d’un paquebot, nous faisant oublier la froideur des murs blanc du FRAC ; et on en ressort apaisé, avec l’envie de voir ceux qu’on aime.
Disons les choses clairement, cette Capitale européenne de la Culture était à l’image de Marseille : bordélique, fascinante et inégale, mais ça valait vraiment le coup !

 

Karim Grandi-Baupain

 

 

© Damien Boeuf

VENTILO SE DÉCHIRE | ON A MOINS AIMÉ…

Triste tropisme

 

Drôle de concept que celui de Capitale européenne de la culture… Tentons d’analyser la bête, malgré une fatigue « méditerranéenne ».

Une ardoise de 2,9 millions d’euros laissée par l’association en charge du projet, des petits lieux qui mettent la clé sous la porte ou à l’agonie, une rupture en marche, des inégalités exorbitantes, du tourisme de masse, une communication chaotique, une incompréhension généralisée… Au-delà de la machinerie médiatique que fût MP 2013, il est urgent de relever le tragique derrière le jetable Pavillon M : instrumentaliser la « culture méditerranéenne » en nouveau concept marketing, enfermer les particularismes dans une carte postale, faire de l’art non pas un processus de libération mais un passe-droit pour promoteurs. « L’histoire de Marseille est constituée de violence faite à la ville et à ses habitants des classes populaires », expliquait l’historien marseillais Alèssi Dell’Umbria dans ces pages. Il ne manquait plus que l’appui du tourisme de masse, ce fier nécrophage, celui qui pullule sur les cendres d’une localité perdue, qui s’inscrit dans une continuité politique mais ne constitue jamais un socle durable. Il en est l’opposé. Quant au « populaire » dans tout ça ? Présentable une fois dans la tombe. Le Panier, où restaurants et vendeurs de glaces « méditerranéennes » remplacent boucheries et commerces de proximité, en est l’exemple le plus flagrant : les hordes de touristes y circulent librement une fois le quartier « méditerranéen » vidé de sa substance. On pourrait peut-être y faire payer l’entrée ? Peut-être pourrions-nous aussi demander aux habitants (les plus « méditerranéens ») de se déguiser le dimanche pour se donner en spectacle ? Cadavériser les folklores (l’ignorante Transhumance, les monstrueux santons vivants déambulant sur la Canebière), ce n’est pas nouveau, la France est championne en la matière. Le « colonialisme intérieur », vous connaissez ? Développé par le sociologue et journaliste Serge Mallet, ce concept permet d’identifier le processus de dépossession matérielle des sociétés sous la reconnaissance de l’égalité des citoyens. « La culture est devenue un instrument des politiques urbaines qui a d’autres visées que de réaliser des expos ou de monter des spectacles. C’est simplement un outil parmi d’autres de la re-qualification urbaine dans des endroits où il y a un déclin économique. La culture sert alors à re-dynamiser un territoire en lui donnant une nouvelle image et en attirant de nouvelles populations », explique clairement Nicolas Maïsetti, docteur en science politique de l’Université Paris I et « marseillologue » autoproclamé dans le remarquable dossier consacré à 2013 à lire dans Le Ravi de décembre.
Ne peut-on envisager une autre issue ? Est-ce là le destin de Marseille ? Pourquoi imposer un centre, géographique ou économique, dans une ville qui en est l’antithèse ? Reste à occuper les monuments et booster les travaux entrepris tardivement par la ville. Apparemment, c’est là que l’entreprise brille : palier l’incompétence d’une municipalité… La belle affaire ! Alèssi Dell’Umbria : « Il s’agit de lisser peu à peu les villes d’Europe au moyen d’animations culturelles, de les rendre accessibles au visiteur. C’est la négation même que ce qu’a été l’Europe, avec cette civilisation urbaine qui s’y est développée durant un millénaire et que l’on ne retrouvait nulle part ailleurs. A présent, rien ne ressemble plus à l’atmosphère d’une ville européenne que celle d’une autre ville européenne. » En 2013 en 2014 ou en 3215, il est donc toujours aussi important d’occuper le terrain. De prendre la parole sans attendre qu’on la donne. Dans sa langue et celles des autres. Monsieur le co-directeur de MP2013, vous vous plaigniez d’ailleurs du fait que les Marseillais sont faibles en anglais. C’est dommage. Entre l’arabe et l’occitan, le corse et l’arménien, le chinois, le portugais ou l’italien, vous aviez pourtant ici de quoi parler au monde. A chacun ses références certes, mais toutes demeurent complémentaires. « Une conscience planétaire se nourrit aussi d’ordinaire. Mieux comprendre les lointains, c’est d’abord creuser son terrain. Méfie-toi des utopies, tu vois bien qui les manie. Ceux qui à la télé se targuent d’universelles solutions, mais qui dans leur propre park ont moins d’idées que Tartapion », chantaient en 1995 les Fabulous Trobadors — des exemples en matière de prise en main — depuis leur quartier d’Arnaud Bernard à Toulouse. Comme Marseille, ville auto-décrétée capitale par ses propres musiciens, poètes, comédiens, plasticiens et autres écrivains de tout bord, mais sans champagne et tapis rouges. « Tous bénévoles ! », on en rigolera encore en 2014.

Jordan Saïsset