Ontologique

Ontologique

Auteur qui s’abîme dans une lourde lucidité, dramaturge radical encore fidèle à un idéal d’« homme bon », dépositaire d’une violence silencieuse, crasseuse et galeuse, minimaliste sans remord, Lars Norén protège opiniâtrement ce que le théâtre a de plus précieux, l’espace et la descente des mots… L’enfer… (lire la suite)

Auteur qui s’abîme dans une lourde lucidité, dramaturge radical encore fidèle à un idéal d’« homme bon », dépositaire d’une violence silencieuse, crasseuse et galeuse, minimaliste sans remord, Lars Norén protège opiniâtrement ce que le théâtre a de plus précieux, l’espace et la descente des mots… L’enfer.

Il faut parler de Norén avec nécessité, ne pas se dérober derrière des formules factices qui trahiraient sa pensée et sa raison. Foudroyé par une vérité inaudible à l’âge de vingt ans, il est interné en hôpital psychiatrique. Mise à nu d’une intériorité meurtrie qui se débat pour ne pas s’évanouir. Vomi d’écriture, de la poésie qui repousse un corps impersonnel en hibernation, un « soi » imposé par un ordre évangélique ridicule. Des mains fiévreuses qui tentent de dire à l’autre la solitude de l’existence… Lars Norén émerge, note peu à peu dans les marges ce que la douleur signifie. Et la douleur est un acte. Un acte digne, brut, sans fard. Accompagné de souffrances, d’errances, de perdition. Un don de soi et un acte de personnages. Une musique tragique de clowns morts. Nez rouges, bouteilles vides, opéra-comique, bourgeoisie indifférente, désinvolte, paresseuse. Mais propre en apparence, une caste insolente et méprisante qui n’ose se mirer. Norén, lui, leur tend ce miroir. Un écho névrosé jaillit soudain. La famille n’est plus un lieu sûr. Le salon est trop étroit, les cravates étranglent, les visages se décomposent, faisandés par la rancoeur et l’échec d’une vie admise comme un rêve malsain. Mais c’est la société qui veut ça. Que faire ? Accepter, se matérialiser à petit feu. Se perdre et rire entre quatre planches. Rire aux éclats, éclater quand il est trop tard.
Bobby Fischer vit à Pasadena. Pourquoi Bobby Fischer ? Le choix de ce joueur d’échecs magistral qui, au fil du temps, s’est transformé en un emblème trouble, en un symbole décadent, à la fois génial et dégénéré, de l’Amérique, apparaît comme une évidence. Fracture du sens des choses. Ce qui a été et qui n’est plus. Vacillement des valeurs, effondrements des réalités. Fischer a vaincu l’URSS pendant la guerre froide. Mais qu’est-ce que ça signifie quand l’URSS disparaît ? Un trait absurde dans le ciel, un instant d’histoire qui ne fait plus rêver, un retour à l’incertitude. Et la famille au centre de Bobby Fischer vit à Pasadena va connaître le même sort. Périr, fondre. Trop imaginée, inventée, modelée sur les principes d’une harmonie abâtardie, l’attache entre parents et enfants se désarticule au moindre souffle d’air. Le père (chef d’entreprise), la mère (ancienne comédienne), le fils autiste et la fille toxicomaniaque dérapent en chœur, incapables de soutenir la modernité. Bégaiements, soliloques, dissertations, besoins caduques. L’impuissance hante les membres. Les carcasses prisonnières d’elles-mêmes hurlent à l’arrêt, chacune dans son coin, de façon à ce que cela reste hermétique pour l’autre. Ruptures définitives. Angoisse de la nuit et du lendemain.
Se lancer, aujourd’hui, dans la création et surtout dans l’interprétation de Bobby Fischer vit à Pasadena représente un risque incontestable. Cette pièce, qui revêt un caractère particulier rapport à son thème hélas bien plus que d’actualité, peut s’avérer un cadeau empoisonné. La perspective de ne pas connaître, comme trop souvent, l’autorité et l’ardeur d’un texte exigeant est envisageable. La Criée — scène nationale partisane d’un certain classicisme — ayant cette mauvaise habitude de nous offrir des « divertissements » relativement médiocres et guindés, au jeu artificiel et pantouflard[1], on peut craindre le pire. Parallèlement, il est possible d’espérer que le jeune metteur en scène Renaud Marie Leblanc — à qui l’on doit notamment la subtile trilogie exchylienne Une Orestie — saura faire exploser, avec l’intelligence respectueuse que l’on doit éprouver à l’égard de Lars Norén, ce vernis protocolaire. Et qu’il pourra donner ainsi une pleine mesure à la matière intense et extrême que lui fournit Bobby Fischer.

Texte : Lionel Vicari
Photo : Sandra Ecochard

Bobby Fischer vit à Pasadena. Du 17 au 28 à La Criée. Rens. 04 91 54 70 54

Notes

[1] On pense ici à la désastreuse adaptation des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset jouée en mars dernier.