LE CAÏMAN - (Italie - 1h52) de Nanni Moretti avec Jasmine Trinca, Silvio Orlando...

LE CAÏMAN – (Italie – 1h52) de Nanni Moretti avec Jasmine Trinca, Silvio Orlando…

Le dernier film de Nanni Moretti recèle bien plus de beauté que sa promotion sulfureuse ne le laissait présager. Il serait pourtant aisé de se tromper de sujet, de fustiger le manque de clarté du propos ou de feindre l’incompréhension… (lire la suite)

L’homme invisible

Le dernier film de Nanni Moretti recèle bien plus de beauté que sa promotion sulfureuse ne le laissait présager. Il serait pourtant aisé de se tromper de sujet, de fustiger le manque de clarté du propos ou de feindre l’incompréhension en contemplant, un peu circonspect, ce portrait en creux de Silvio Berlusconi et de ses ouailles. Pourtant, Le Caïman est bien plus touchant et estimable qu’une simple charge politique, aussi juste soit-elle. En cinéaste-funambule, Moretti prend le contre-pied, esquive son sujet pour mieux l’abattre et donner ainsi à ce Caïman l’allure d’une farce frivole, aérienne et terriblement lucide.
Bruno Bonomo est un producteur de série Z qui a connu son heure de gloire dans les années 70 avant de sombrer après l’échec de son film Cataractes. Lorsqu’une jeune réalisatrice lui propose le scénario d’un film, Le Caïman, il est loin de se douter de ce qui l’attend…
Moretti a toujours préféré les zigzags à la ligne droite, créant souvent des mélanges formels entre différents dispositifs narratifs pour mieux appuyer sur les blessures de son pays et de son âme. Que l’on songe, par exemple, à Journal intime ou Aprile, qui mêlait allègrement documentaire, fiction et autofiction dans le cadre étroit du film. Ici, le récit oscille parfois un peu mécaniquement entre un hommage discret mais sensible au cinéma « bis » italien (le personnage du cinéaste Franco Caspio évoque autant Mario Bava que Lucio Fulci[1]) et la chronique intime d’une génération désespérément décalée.
Longtemps le spectateur attend de voir surgir Berlusconi au coin d’un plan, de le voir caricaturé, pris en grippe ou assassiné en règle. Et c’est d’ailleurs ici que Moretti fait étalage de son intelligence cinématographique. Plus le récit avance et plus le « Caïman » s’évapore. Insaisissable et évanescent comme un nuage de fumée, il échappe à la représentation frontale parce qu’il est justement tout à fait autre chose que l’image d’Epinal du beau gosse méditerranéen, bronzé et lifté. Il est partout ailleurs : dans cette Italie moribonde et minée par le souvenir d’un temps pourtant pas si lointain où tout semblait aussi simple et fluide qu’un film de série B. Le Caïman est ainsi l’histoire d’une prise de conscience : pour saisir le politique, il faut que Bruno, le producteur à l’ancienne un peu puéril, grandisse et accepte de s’y confronter directement.
Alors l’homme invisible du film surgit. Dans une dernière séquence limpide, Berlusconi prend enfin corps, sous les traits du cinéaste, pour mieux être déchiqueté par celui-là même qui l’incarne. Il n’est d’exorcisme plus efficace que de se confronter à ses peurs, aux monstres qui nous hantent. « Berlusconi, c’est moi », semble nous dire Moretti. Peut-être même un peu de nous tous.

Romain Carlioz

Notes

[1] Deux cinéastes marquants de l’industrie du « bis » italien dans les années 60-70. On leur doit, entre autres, Le Corps et le fouet (M. Bava, 1962) ou Les Quatre de l’Apocalypse (L. Fulci, 1975)