Walked the Way Home + Derrière nos yeux

Deux films respectivement réalisés par Éric Baudelaire (France - 2018 - 27') et Anton Bialas (France - 2018 - 46')

Walked the way home
Posons. 1. Tous, chacun, filmons, sommes filmés, surveillés, regardés via nos téléphones. 2. Depuis les années 1980 et la série d’attentats, les patrouilles militaires du Plan Vigie Pirate se sont installées dans le paysage parisien, puis ailleurs, pour y être à demeure depuis 2015. Filmant au jour le jour, au fil de ses déplacements autour de son atelier parisien, prolongeant l’expérience lors de son séjour à Rome, par un moyen simple et accessible, son téléphone, Eric Baudelaire en produit l’accumulation doucereuse, initiée et inspirée par le titre d’une chanson d’Alvin Curran : Walked the Way Home. Mais d’un chemin l’autre, de quoi retourne-t-il ? Walked the Way Home, ce titre indique le quotidien, la répétition ordinaire, tous les jours, partout, tout le temps. Et cette insistance à montrer les signes de cette présence qui tend à se fondre dans le paysage, défait l’invisibilité comme effet de notre désormais indifférence à ce qui appartient de fait, et d’abord, au champ de bataille. Eric Baudelaire en remplit notre horizon. Geste qui souligne une politique par le détail. D’un sol taché à l’idée factice d’une plage, le parcours proposé par Eric Baudelaire, d’uniformes en uniformes, dans une ville presque générique (Rome, Paris, ou ailleurs) a la fausse douceur que revêtent certains cauchemars aux accents lynchiens. Mouvement chaloupé de l’appareil tenu à la main, verticalité du cadre rappelant autant les usages de tout un chacun s’éloignant des codes convenus du cinéma que la meurtrière de la surveillance. Une sorte d’état d’exception soft, que souligne le montage fluide, la marche dansante et le ralenti. Voici un bien inquiétant retour à la maison, déployant sa chorégraphie dans un espace quadrillé, étouffant à force d’élasticité, celui d’un quotidien à la violence sourde, ce que renforcent les tonalités mélancoliques d’Alvin Curran. (NF)

Derrière nos yeux
“Ce que tu verras, tu le deviendras”. Cette citation, en exergue du film, tirée de l’Évangile gnostique selon Philippe, nous invite à entrer dans un univers cyclique et hautement sensoriel. Derrière nos yeux fait se succéder les portraits de trois solitaires vivant à la marge, de l’âge adulte en passant par l’adolescence jusqu’à un état semi-enfantin. Le premier, un sans-abri performeur, déambule dans les rues d’un Paris filmé comme un village, était déjà le sujet du court-métrage précédent d’Anton Bialas, En son royaume. Tout comme Aliasare, jeune peintre rêveur et solitaire occupé à rechercher des lueurs soudaines de beauté (pour reprendre le fameux titre de Mekas, cinéaste auquel s’apparente la matérialité proposée ici) dans le monde qui nous entoure. Dans le dernier volet, un jeune homme aveugle émerge dans un jeu de surimpressions de la forêt où il vit. La nature, perçue comme puissance magique, insiste dans tous les épisodes : bien davantage qu’un décor, elle incarne ce qui permet aux trois figures d’échapper à leur solitude, dans une approche panthéiste. Récurrents, les gros plans de mains occupées aux tâches les plus anodines pointent vers un cinéma « haptique », où la vue serait guidée par le toucher, où la caméra colle au plus près des corps et des textures – rides de la peau, coups de pinceau sur un tableau ou écorce d’un arbre. Anton Bialas fabrique un cinéma qui se souvient de ce qu’il y a derrière nos yeux de spectateurs : l’épaisseur des êtres et des choses filmées ; l’histoire du cinéma aussi, comme une pratique du sensible plus que du sensé. (JM)

Villa Cosquer Méditerranée
Le jeudi 12 juillet 2018 à 16h30
5/6 €
www.fidmarseille.org
Esplanade du J4
13002 Marseille

Article paru le mercredi 4 juillet 2018 dans Ventilo n° 413

FIDMarseille 2018

FID back

 

La vingt-neuvième édition du FID, Festival International de Cinéma de Marseille, déploie une nouvelle programmation passionnante dans plus d’une douzaine de lieux de la cité phocéenne, et confirme, s’il était encore nécessaire, sa place incontournable parmi les festivals européens.

  L’un des festivals majeurs en France — dont peut s’enorgueillir d’ailleurs la cité phocéenne — a déroulé le programme de sa vingt-neuvième édition, qui transcende l’idée même de la diffusion cinématographique, devenant acteur d’une utopie historiographique de l’image en mouvement, durant laquelle le récit se crée à l’instant où il se découvre. Au fil des ans, le FID a non seulement (re)donné sens à l’acte même de montrer les films, par l’exigence dont il fait preuve, mais continue d’inscrire les œuvres dans l’environnement industriel de leur fabrication. Il y a là une forme d’acte (d’art ?) originel, un savoureux péché dont le cinéma s’est éloigné, et qui a cependant longtemps fait son essence. Se rendre au FID dépasse bien largement le seul plaisir cinéphilique, mais, prenant le contrepied de Walter Benjamin, achève une boucle en instillant magistralement le hic et nunc au cœur de chaque séance ancrée selon le philosophe dans la reproductibilité de l’image en mouvement. Une édition marquée cette année par trois figures tutélaires devenues sémiologiquement icônes : Isabelle Huppert, invitée du festival, la merveilleuse Edie Sedgwick — qui marqua les heures glorieuses de la Factory d’Andy Warhol — et feu le président du FID, Paul Otchakovsky-Laurens, dont le travail d’éditeur aura marqué en profondeur l’art littéraire. Impossible de dérouler ici une liste à la Prévert des cent cinquante invité.e.s de cette vingt-neuvième édition, mais citons Wang Bing, Luc Moullet, Jean-Pierre Beauviala, Pierre Creton ou Albert Serra, que nous aurons l’occasion de rencontrer au détour d’une projection. Les cent cinquante films présentés se répartiront au sein des diverses compétitions du festival, mais également lors des écrans parallèles et autres séances spéciales, à l’instar des années précédentes. Internationale, Française, Premier Film et GNCR, ces Compétitions proposent presque exclusivement des premières mondiales — l’une des conditions désormais incontournables pour avoir la chance d’être sélectionné au FID —, avec les nouveaux opus de Jorge León, Albert Serra, Peter Sant, Damir Cucic ou Véronique Aubouy, pour ne citer qu’eux. Le premier écran parallèle sera bien évidemment consacré à Isabelle Huppert, avec une vision kaléidoscopique de sa carrière le long de treize films triés sur le volet, dont les excellents Amateur d’Hal Hartley ou Passion de Jean-Luc Godard. De même pour Edie Sedgwick, dont nous aurons l’immense bonheur de (re)voir les Screen Test de Warhol et bien évidemment l’inoxydable The Chelsea Girls. La thématique « Livre d’image » explorera quant à elle les liens éminemment complexes et historiques entre la littérature — ou plus précisément le livre — et le cinéma. Une rencontre en lettre capitale, où il s’agit plus souvent d’écrire l’image que d’imager le texte. Citons par ailleurs « Make / remake », « Histoires(s) de portrait », la sélection musicale « We’re gonna rock him » ou « Les sentiers » comme autres pistes de découvertes cinéphiliques. Entre le FID Campus, le FID Lab ou les diverses tables rondes, cette nouvelle édition du festival laisse également une place importante à la question même du geste cinématographique, dans son long processus de création, pour une édition 2018 derechef pleine de promesses !  

Emmanuel Vigne

 

FIDMarseille : du 10 au 16/07 à Marseille. Rens. : www.fidmarseille.org