Walked the way home
Posons. 1. Tous, chacun, filmons, sommes filmés, surveillés, regardés via nos téléphones. 2. Depuis les années 1980 et la série d’attentats, les patrouilles militaires du Plan Vigie Pirate se sont installées dans le paysage parisien, puis ailleurs, pour y être à demeure depuis 2015. Filmant au jour le jour, au fil de ses déplacements autour de son atelier parisien, prolongeant l’expérience lors de son séjour à Rome, par un moyen simple et accessible, son téléphone, Eric Baudelaire en produit l’accumulation doucereuse, initiée et inspirée par le titre d’une chanson d’Alvin Curran : Walked the Way Home. Mais d’un chemin l’autre, de quoi retourne-t-il ? Walked the Way Home, ce titre indique le quotidien, la répétition ordinaire, tous les jours, partout, tout le temps. Et cette insistance à montrer les signes de cette présence qui tend à se fondre dans le paysage, défait l’invisibilité comme effet de notre désormais indifférence à ce qui appartient de fait, et d’abord, au champ de bataille. Eric Baudelaire en remplit notre horizon. Geste qui souligne une politique par le détail. D’un sol taché à l’idée factice d’une plage, le parcours proposé par Eric Baudelaire, d’uniformes en uniformes, dans une ville presque générique (Rome, Paris, ou ailleurs) a la fausse douceur que revêtent certains cauchemars aux accents lynchiens. Mouvement chaloupé de l’appareil tenu à la main, verticalité du cadre rappelant autant les usages de tout un chacun s’éloignant des codes convenus du cinéma que la meurtrière de la surveillance. Une sorte d’état d’exception soft, que souligne le montage fluide, la marche dansante et le ralenti. Voici un bien inquiétant retour à la maison, déployant sa chorégraphie dans un espace quadrillé, étouffant à force d’élasticité, celui d’un quotidien à la violence sourde, ce que renforcent les tonalités mélancoliques d’Alvin Curran. (NF)
Derrière nos yeux
“Ce que tu verras, tu le deviendras”. Cette citation, en exergue du film, tirée de l’Évangile gnostique selon Philippe, nous invite à entrer dans un univers cyclique et hautement sensoriel. Derrière nos yeux fait se succéder les portraits de trois solitaires vivant à la marge, de l’âge adulte en passant par l’adolescence jusqu’à un état semi-enfantin. Le premier, un sans-abri performeur, déambule dans les rues d’un Paris filmé comme un village, était déjà le sujet du court-métrage précédent d’Anton Bialas, En son royaume. Tout comme Aliasare, jeune peintre rêveur et solitaire occupé à rechercher des lueurs soudaines de beauté (pour reprendre le fameux titre de Mekas, cinéaste auquel s’apparente la matérialité proposée ici) dans le monde qui nous entoure. Dans le dernier volet, un jeune homme aveugle émerge dans un jeu de surimpressions de la forêt où il vit. La nature, perçue comme puissance magique, insiste dans tous les épisodes : bien davantage qu’un décor, elle incarne ce qui permet aux trois figures d’échapper à leur solitude, dans une approche panthéiste. Récurrents, les gros plans de mains occupées aux tâches les plus anodines pointent vers un cinéma « haptique », où la vue serait guidée par le toucher, où la caméra colle au plus près des corps et des textures – rides de la peau, coups de pinceau sur un tableau ou écorce d’un arbre. Anton Bialas fabrique un cinéma qui se souvient de ce qu’il y a derrière nos yeux de spectateurs : l’épaisseur des êtres et des choses filmées ; l’histoire du cinéma aussi, comme une pratique du sensible plus que du sensé. (JM)
Emmanuel Vigne