UFE performance de César Vayssié © Barbara Chossis

Retour sur le festival ActOral

L’acte et la manière

 

La quinzième édition du festival ActOral s’est clôturée samedi soir dans la musique et la joie. Retour sur trois semaines d’émoi artistique.

 

Une édition adolescente et rebelle, émotive, intense, irrévérencieuse et grave, à la hauteur de ses quinze printemps. Le festival a pris de l’ampleur et a prouvé qu’il le méritait largement. Sous le signe de la mutinerie et du bouillonnement hormonal, les différentes propositions — à l’instar d’UFE Film et Performance de César Vayssié — ont enflammé les planches marseillaises avec engagement et passion, interrogeant, constatant, observant les conflits internes et externes qui tiraillent le monde, la société et ses contemporains.
Ouverture en fanfare au Gymnase, sur les prédictions ultra pessimistes chantées et dansées de Sound of Music, la comédie musicale made in Broadway d’une efficacité sans faille du trio Duyvendak/Fiat/Dubois. Sous l’éclatant sourire américain et la virtuosité technique éblouissante résonne la décadence d’un monde filant vers le chaos. L’évidence et la tension de ce paradoxe amènent une méditation douceâtre sur l’aveuglement, l’abrutissement contemporain, et travaillent l’angoisse existentielle dans une joie pailletée et communicative. Le happy end de cette « Mélodie du Bonheur » montre alors une humanité unifiée dans la synchronicité… Cauchemar dogmatique ? Utopie marxiste ? Solution finale ?
Ce qui joue aussi, c’est que, n’ayant eu que trois jours pour répéter, les danseurs recrutés sur place pour compléter la troupe ont quelques problèmes de rythme et de placement. Ils n’ont pas l’évidence de jeu des acteurs de music hall et ce décalage donne le sentiment qu’ils doutent de ce qui se fait, rajoutant ainsi un niveau de lecture au final.

Le “la” du festival était donné…

Au MuCEM, César Vayssié et sa bande de comédiens/performeurs de la génération Y refont le monde, le cinéma et le théâtre. Sous l’égide du Pickpocket de Bresson, les activistes d’UFE Film et Performance, paumés dans la brume de l’histoire en marche, partent à la poursuite d’un nouveau langage. Dans une recherche anarchique d’une forme de sacré, ils propulsent leurs corps vers une poésie de l’absolu, font bloc « pour se haïr et s’aimer », portant leurs convictions déchues en étendard, autour d’une quête impossible d’amour, une soif inétanchable de repenser la politique.
Jan Martens donnait quant à lui à voir sa vision épurée de la danse contemporaine au Ballet National de Marseille. Dans Ode to the Attempt, performance en treize étapes prédéfinies, il livre une partition personnelle, méthodiquement connectée au public, à l’opposé d’une perfection glacée. Puis, Sweat Baby Sweat, duo qu’il a chorégraphié, joue sur l’équilibre sensible d’un couple de danseurs. Dans la proximité du rapport, les liens d’interdépendance amoureuse s’esquissent ostensiblement, les muscles et la chair mus par les syndromes d’attraction-répulsion magnétiques dessinent avec une pureté organique la spirale d’une relation sentimentale, de l’évidence de la fascination à son fatal épuisement.
Pour Saga, Jonathan Capdevielle a transformé le grand plateau de la Friche en théâtre de son enfance. Avec les Pyrénées pour tout décor, le public arpente les nationales qui sillonnent la région de Tarbes, pénétrant ainsi les secrets de la famille Capdevielle. Le comédien-metteur en scène, accompagné d’amis comédiens de la première heure, assume plusieurs rôles pour narrer son histoire, et ne lésine pas sur les références populaires, parties intégrantes de ses souvenirs et madeleines de Proust. De Balavoine à l’émission Mystères en passant par Jurassic Park, rien n’est mis de côté, et le mélange des registres de jeu fait qu’une chanson de Céline Dion prend une tournure poétique et théâtrale aussi inattendue que touchante.
L’univers de Pamina de Coulon investissait Montévidéo avec une réflexion scientifique vulgarisée sur de grandes problématiques métaphysiques, Fire of Emotions. A grand renfort de théoriciens et savants chevronnés (Pythagore, Newton, Einstein, Hawkins, Whitehead, Schrödinger, Stengers…), la jeune Suissesse débat sur le voyage dans le temps et ses paradoxes. Ses interrogations subjectives sont le sujet de belles passes, aussi hilarantes que passionnantes.
Angélica Liddell, le « grand nom » du festival, a divisé le public avec Te Haré Invencible Con Mi Derrota, donné dans la muséale Criée. Invitée par Hubert Colas, elle avait choisi de présenter cette œuvre, très personnelle, créée il y a quelques années. Certains y virent une caution décevante, totalement égocentrée et nombriliste, ou une « hystérisation » de la douleur en performance, renvoyant à l’image de la grande bourgeoise qui « pète les plombs » après quelques verres, malmenant avec mesure son corps. D’autres n’y décelèrent au mieux qu’une auto-thérapie pour voyeurs… Mais d’autres encore furent touchés à l’extrême par ce don dramatique, cette fragilité mise à nu, pourtant maîtrisée et écrite. Ils y reconnurent les éléments qui la firent acclamer en Avignon : cet art de sublimer la détresse, de symboliser la douleur et d’être là, tout simplement, présente et dans l’instant, même si ce moment et ce qui se vit est moche, d’assumer le regard, tel un soldat de la création.
Vincent Thomasset a puisé dans les Lettres de non motivation de l’artiste Julien Prévieux un théâtre jouissivement comique, critique et politique de la relation épistolaire employeurs/employés, en détournant une activité parfois oppressante (la recherche d’emploi) en exercice salutaire et libérateur. La dramaturgie, la terminologie et la logique de l’efficacité de la lettre de motivation, rituel social censé rendre le demandeur crédible sur le marché du travail sont délirées, poétisées dans tous les registres de jeu possibles, révélant au passage l’absurdité de certains critères, paramètres ou slogans. Les cinq acteurs (excellents) incarnent une armée de récalcitrants au travail qui s’indignent, s’offusquent et se dérobent, démasquant des idéologies et affirmant leur désintérêt du salariat.
Le théâtre documentaire de Milo Rau proposait, avec Breivik’s Statement, une lecture du discours de défense du terroriste norvégien Anders Breivik à son procès. L’actrice derrière un pupitre de conférencier est dédoublée sur un écran vidéo où elle fixe le public dans les yeux. Sa féminité, sa longue chevelure noire, tranchent avec le discours qu’elle prononce. Le chewing gum qu’elle mâche, sa gestuelle et son sourire arrogant ne sont pas innocents. L’ensemble fait que l’on écoute avec attention ce mélange de données et de faits parfois avérés malgré les nombreuses redondances obsessionnelles. Ce qui est stupéfiant, c’est que ce que dit le terroriste n’a rien d’exceptionnel ni de fou. Ce n’est que le bon sens banal du nationalisme de droite décomplexé tel qu’on peut l’entendre ou le lire partout. Par moments, on entendrait presque un enfant parler de sa peur de disparaître, d’être oublié. Le débat qui s’ensuivit fut plutôt fade tant la dialectique de Breivik est banale en France.
Il y a deux « personnages » dans la « pièce » de Breivik : le marxisme culturel et le libéralisme économique, coupables de la promotion du multiculturalisme. Le terroriste ne fait que les identifier sans les articuler. Or, la neutralisation de l’un par l’autre, le fait qu’antiracisme et antisémitisme soient le seul fonds de commerce d’une gauche qui a abandonné les luttes sociales et qu’une certaine routine se soit installée dans la pensée gauchiste, résonnent en écho dans l’espace théâtral et dans la faiblesse du débat. Il faut espérer qu’elle entraine chez les spectateurs de « produits artistiques et culturels » (pour employer une terminologie néo-libérale) une réaction, voire une autocritique. Probablement des tas de petits Breivik sont en fabrication actuellement dans le monde et si ce déficit d’une parole réellement contradictoire et porteuse de vérités s’installe, d’autres massacres sont à venir.
Le dernier soir à Montévidéo, avant le Dj set ritualisé de Boris, les Dewey Dell, qu’on surnommait les « Castellucci juniors », performèrent un live électronique brutal et puissant, dont la dramaturgie sombre et défiante a mis un beau point final à ces trois semaines de création sensationnelles. Une édition à inscrire dans les annales de l’art vivant à Marseille.

Barbara Chossis et Olivier Puech

 

Le festival Actoral s’est tenu du 24/09 au 10/10 à Marseille.
Rens. : www.actoral.org

Exposition toujours en cours : La Célérité du Bernard l’ermite par Céline Ahond, Fabrice Reymond et Sophie Lapalu, jusqu’au 15/10 à OÙ lieu d’exposition pour l’art actuel (58 rue Jean de Bernardy, 1er).
Rens. : 04 91 81 64 34 / www.ou-marseille.com