Nina Bouraoui

L’Entretien | Nina Bouraoui

Invitée du festival Oh les beaux jours ! cette année, Nina Bouraoui lira sur scène des extraits de son dernier roman, le bouleversant Grand Seigneur, qui retrace les derniers jours de son père, passés dans un service de soins palliatifs, la maison médicale Jeanne Garnier, avant son décès en 2022. À cette occasion, elle a bien voulu répondre à quelques questions.

 

Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours d’écrivaine et des influences qui ont façonné votre style littéraire ?

Je pense que je suis née écrivain, c’est-à-dire avec un regard particulier sur le monde et une sorte de manque de paroi avec ce monde, comme si sa beauté, sa violence pouvaient me traverser, m’atteindre. Les écrivains restituent le réel, intime ou collectif. Je possède un penchant pour la poésie depuis mon plus jeune âge, la nature fut très tôt une sorte de décor, de scène et elle occupe une place majeure dans mon travail ; j’aime la raconter, la reproduire. Je pense que j’écris aussi car je ne sais pas peindre de manière figurative et écrire survient après l’observation, l’imprégnation du monde, des êtres. Écrire répond aussi à un désir de répliquer. J’y vois une quête d’éternité : doubler, fixer le temps est une obsession d’écrivain.

Marguerite Duras a été une découverte majeure, j’avais seize ans et j’ai compris que l’écriture avait un lien étroit avec le son, avec la musicalité, qu’un bon texte s’entend, sonne, résonne. Hervé Guibert a éclairé ma jeunesse et j’y reste très attachée, son œuvre est grande.

 

Est-il correct de parler d’autofiction quand on évoque vos ouvrages ?

Je ne sais pas, j’ai tendance à fuir les étiquettes, les catalogues, j’aime penser que je suis une artiste, que je fabrique quelque chose sans savoir où ça va me mener.

 

Que représente pour vous votre venue à Marseille ? Et quel rapport entretenez-vous avec la Méditerranée au sens large ?

Je suis souvent dans la région, que j’adore, mais davantage dans les terres de Provence, du Luberon. Marseille est la sœur d’Alger ; à chaque fois que je m’y rends cela m’étonne et me trouble. J’y retrouve la même intensité, le même « marquage », ce sont des villes quasi organiques que l’on peut sentir battre, vibrer, pulser. Et Marseille est comme la dernière ville avant Alger pour moi, comme si elle m’y conduisait… Et elle fut, je ne l’oublie pas, la ville d’accueil de tant de Français d’Algérie, puis de tant d’Algériens. Marseille est une ville maritime, quand j’y suis, j’ai toujours l’impression que je vais partir, prendre un bateau. Pour le festival Oh les beaux jours !, ma joie est double : venir à Marseille, au Mucem et présenter la lecture musicale que nous avons inventée avec l’immense Souad Massi et ses musiciens. Souad chante et écrit l’Algérie comme personne. C’est très symbolique pour moi. Je l’écoute depuis toujours, sa musique est un lien à mes origines.

La Méditerranée illustre mon enfance bien sûr, puisque j’ai passé mes quatorze premières années à Alger. Longtemps elle a été le « lieu » de l’Algérie, du souvenir ; elle est devenue depuis ces dernières années le cimetière des exilés qui fuient leur pays et aujourd’hui, après la disparition de mon père, elle me semble séparée du pays de mon enfance, comme si elle était vide de mon père.

 

La figure de votre père est au centre de votre dernier ouvrage.  Quel rôle a-t-il joué dans votre vocation d’écrivaine ? Que vous a-t-il transmis ? Pensez-vous que les filles et leurs pères entretiennent un rapport particulier ?

Mon père avait un rapport sacré au langage, à l’écriture, aux livres, à la culture. Ses parents, sans lettres mais très intelligents, ont tout fait pour que leurs enfants poursuivent des études supérieures. Mon père écrivait beaucoup, la nuit toujours, il rédigeait des rapports, des discours… Il me semblait alors que la force était du côté de l’écriture, des idées, de l’organisation de ces idées. Je voulais acquérir, m’approprier cette force, mon père écrivait, ma mère tenait toujours un livre dans sa main, j’ai grandi dans cet équilibre-là avec un désir de liberté dans un pays qui en manquait.

 

Votre dernier livre, Grand Seigneur, est centré sur l’accompagnement de votre père en unité de soins palliatifs. À l’heure où l’on s’interroge sur la fin de vie, quel regard pensez-vous que notre société porte sur la mort ? Est-il en train d’évoluer ?

Notre société a rendu la mort invisible. Elle est dans un désir de jeunesse éternelle. Le tabou de la mort reste fort. D’ailleurs, écrire un livre sur les soins palliatifs et la mort relève presque du défi ! On ne veut pas savoir, pas regarder. La mort ne peut se délier de la vie et inversement. Jeanne Garnier est un lieu unique, rare. Il existe très peu de centre de soins palliatifs en France ; pourtant, accompagner et soulager les malades est primordial. Mon père a beaucoup souffert, mais il aurait pu davantage souffrir sans les soins prodigués par le personnel de Jeanne Garnier, des saints que l’on devrait davantage saluer, honorer. Il faut ouvrir d’autres maisons médicales, notamment en province. La prise en charge de la douleur est un droit et un devoir.

 

Comment pensez-vous que les jeunes issus d’une double culture, comme vous, appréhendent leur identité en 2024 ?

Pour moi, la double culture est une richesse. Je ne sais pas comment les jeunes issus de deux cultures appréhendent leur identité. La jeunesse est déjà une identité à mon sens. L’important est de se sentir enfant du pays qui vous abrite.

 

Votre ouvrage Tous les hommes désirent naturellement savoir explore les questionnements sur l’identité et la sexualité. Vous évoquez des lieux à Paris qui sont aujourd’hui fermés. Comment pensez-vous que se construit une identité queer de nos jours avec l’explosion des applis de rencontre et la raréfaction de ces lieux?  

Cela m’attriste pour cette jeunesse car il y avait dans ces années-là un sentiment d’aventure. Tous ces lieux ont fermé. Les applications de rencontre ouvrent un autre champ mais qui déshumanise, je trouve, l’Autre transformé en simple objet du désir et interchangeable.

 

Beaucoup de femmes, en particulier des actrices, prennent la parole en ce moment pour dénoncer le harcèlement dont elles ont été victimes. Que pensez-vous de cette prise de parole, que l’on qualifie de troisième #MeToo, et en particulier de celle de Judith Godrèche ?

Cette parole est précieuse, sacrée, le silence est une prison. Elle ouvre aussi les autres prisons de celles qui n’osent pas parler, raconter. Je crois à une révolution des femmes, à un printemps des femmes, toutes solidaires, rassemblées, et à laquelle les hommes amis, frères, devront participer. Le combat ne fait que commencer, il faudra du temps pour se faire entendre, pour sortir de cette obscurité archaïque et je pense tout particulièrement aux femmes qui n’ont pas la parole, ailleurs, hors de France. Judith Godrèche a ouvert un nouveau chemin, j’en suis certaine.

 

Quels sont vos projets futurs en tant qu’écrivaine ? Y a-t-il des sujets ou des genres que vous souhaitez explorer dans vos prochains livres ?

Je suis en train de bâtir mon projet-monument depuis quatre ans : un journal d’écrivain qui ressemble à une immense archive. Archive de mes sensations, de mes sentiments, de mon histoire, de mon écriture, de mes livres… Je tente de l’écrire chaque jour et de rattraper parfois les jours « blancs », sans lui ; ils sont rares car ce journal est aussi comme un moteur qui tourne sans cesse, grâce à lui j’écris en continu sans m’arrêter, à l’intérieur y surgissent de nouveaux projets, notamment mon prochain livre, que j’avais commencé à écrire avant la disparition de mon père et qui est une réflexion sur la féminité. Ce journal d’écrivain sera bien entendu publié un jour, en plusieurs volumes puisqu’il compte déjà huit cents pages.

 

Propos recueillis par Isabelle Rainaldi

 

Lecture musicale de Grand Seigneur avec Nina Bouraoui et Souad Massi : le 24/05 au Mucem (7 promenade Robert Laffont, 2e).

Rens. : http://ohlesbeauxjours.fr/