Alain Platel © Chris Van der Burght

L’Interview | Alain Platel (Ballets C de la B)

L’Interview
Alain Platel

 

Nicht Schlafen, la dernière création d’Alain Platel présentée au Théâtre des Salins dans le cadre du temps fort belge d’ActOral, est une pièce remarquable, complexe, aux multiples tiroirs d’interprétation, peut-être l’une des plus psychanalytiques du Flamand. Elle se situe dans la continuation du travail réalisé avec Out of Context for Pina, Pitié ou Vsprs. Entretien fleuve avec un artiste avec un grand A.

 

Lorsqu’une interview démarre sous de mauvais cieux, elle n’augure pas forcément d’un naufrage, tout dépend de l’interviewé. Or, Alain Platel, rodé à l’exercice et de par son caractère, se montre heureux uniquement dans la rencontre, peu importe les conditions.
Alors, fi de l’aspirateur, des coups de marteaux ou de la voix de Castafiore de la standardiste, nous plongeons avec lui dans la mise en abime qui s’opère entre l’interview en train de se dérouler et l’œuvre abordée, Nicht Schlafen. Passant ainsi du chaos à une mise en tension, jusqu’à la découverte de la dynamique de travail de cet artiste qui a influencé toute une génération.

 

Vos spectacles sont différents tant dans leurs formes que dans les univers explorés. Ne suivez-vous tout de même pas certaines trajectoires?
Certains parcours se poursuivent… En avant marche, par exemple, était la suite d’une collaboration avec Frank Van Laecke dans le registre théâtre/musique/danse. En travaillant autour de la musique de Mahler, je sentais que je pouvais vraiment continuer à creuser le sillon de la danse et reprendre des danseurs avec qui j’avais précédemment travaillé, comme Bérengère Bodin ou Romain Guion.
En fait, je suis des lignes. Ce n’est pas conscient. Au départ, le Mahler Projet, premier titre de Nicht Schlafen, était une invitation de Gérard Mortier (ndlr : ancien directeur de l’Opéra de Paris puis de l’Opéra de la Monnaie de Bruxelles, aujourd’hui décédé) après mon spectacle C(h)œurs. Il m’a dit : « Après avoir écouté la musique de Verdi et Bach, il est temps que tu t’intéresses à celle de Mahler. »

 

Faites-vous cela par peur de la répétition ou dans une recherche constante de la différence, en opposition à l’indifférence ?
Depuis maintenant quinze ans, je privilégie les choses qui me font vraiment envie et du coup, elles sont parfois très différentes. Ainsi, je passe d’un chœur d’opéra (C(h)œurs) à un projet collectif sur les enfants soldats avec Fumiyo Ikeda et Benjamin Verdonck (Nine Finger), de Gardenia, avec des transsexuels et des travestis d’un certain âge, à une chose musicale très joyeuse (En avant marche)…
Et puis avec l’âge, on a toujours peur dans ce métier de se répéter de façon ennuyeuse.
Je viens de lire un livre de Raimund Hoghe sur le travail de Pina Bausch. Il raconte qu’à un moment donné, beaucoup de personnes respectaient Pina Bausch, mais trouvaient que ses dernières pièces devenaient trop faciles. Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’elles étaient d’une grande finesse et d’une grande beauté, pas du tout quelque chose qui avait baissé en intensité sur la fin. Je l’ai toujours suivie quel que soit le genre qu’elle avait envie d’explorer, même lorsqu’elle a souhaité se tourner à nouveau vers une certaine beauté de la danse, plutôt que du côté théâtral qu’elle cherchait à ses débuts. Avec Nicht Schlafen, beaucoup de gens sont déroutés, car ils viennent chercher quelque chose de plus « platélien », qui aurait à voir avec une humanité, un truc de joie, avec beaucoup d’espoir. La recherche perpétuelle expose aux critiques et à la déception.

 

Votre pièce Nicht Schlafen met en scène un chaos, un état de veille et une renaissance. Comment arrivez-vous à construire l’état de veille qui hante le spectacle en son milieu ?
Il s’agit d’une histoire très drôle en fait. Pour le titre, je cherchais un mot ou une expression allemande. Et puis Steven Prengels, qui a fait la direction musicale, m’a montré toutes les expressions que Mahler utilisait dans ses partitions en guise de mode d’emploi pour ses musiciens. L’une des choses écrites en-dessous d’une certaine partition était Nicht Schlafen. Je ne connais pas assez l’allemand, donc je croyais que ça voulait dire « Ne t’endors pas », ce que je trouvais très amusant comme indication pour des musiciens. Mais Nicht Schlafen, en fait, veut dire « Ne traine pas, ne mollis pas ». J’ai trouvé ça très beau et je l’ai adopté, nous étions à un mois de répétition et je ne savais pas où on allait. Cependant, en travaillant la pièce, j’ai découvert que ce titre exprimait quelque chose de très fort. Politiquement, mais aussi au niveau de comment on peut vivre la pièce. Ce que vous décrivez, c’est exactement ce que je sens qu’il se passe dans la salle. Que tu aimes ou que tu n’aimes pas, tu es sur la brèche. Et même à la fin, je vois des gens que le spectacle a vraiment fâchés mais qui l’ont quand même regardé avec cette intensité-là. Donc on dirait que cet effet est réussi. (Sourire)

 

Les Ballets C de la B sont une plateforme de travail regroupant plusieurs artistes, qu’en est-il de votre compagnie ?
Elle n’est pas constituée de membres fixes. Ce sont des compagnons de route, de création artistique, que je retrouve au fil des projets. Et je crois que c’est assez sain.
Dans cette distribution, il y en a avec qui je travaille depuis dix ans ou plus, comme Elie Tass, d’autres que je retrouve après des précédents projets et des gens nouveaux comme Samir M’Kirech, David Le Borgne ou Dario Rigaglia.
Par ailleurs, travailler avec une troupe fixe peut s’avérer très complexe. Je me rappelle quand j’ai rencontré Pina Bausch, c’était son grand chagrin de voir partir les danseurs avec qui elle travaillait. Je crois que pouvoir dire aux gens « Nous sommes ensemble sur ce projet et après, on interrogera nos envies respectives » est préférable. Ils peuvent eux-mêmes être intéressés par d’autres choses. Et en même temps, Lisi Estaràs, c’est quelqu’un avec qui je travaille depuis vingt ans.

 

Oui, de même que vous collaborez à nouveau avec les musiciens congolais Russell Tshiebua et Boule Mpanya, qui étaient dans Coup Fatal.
C’est une histoire un peu à part. J’ai fait plusieurs travaux avec Fabrizio Cassol. Après deux ans de travail à Kinshasa avec une équipe de musiciens congolais autour de la musique baroque, il m’a proposé d’en faire la mise en scène. Bien qu’arrivé très tard sur ce projet, j’en suis tombé amoureux tout de suite. Lorsque j’ai eu envie d’inviter quelques musiciens dans un spectacle de danse, j’ai pensé à eux. Car Boule et Russel ne sont pas seulement de bons musiciens, mais des personnalités très fortes sur scène. Ils risquent de m’accompagner encore quelques temps…

 

Vous avez recréé une microsociété multiraciale et multi religieuse sur le plateau…
Je crois que comme j’ai toujours envie, et surtout dans ce genre de pièce, de parler de ce qui se passe dans le monde, il fallait visuellement représenter le monde sur scène.

 

Tout le propos de la pièce n’est fait que de suggestions d’images, à l’exception d’un moment, lorsque Samir M’Kirech parle en arabe à Ido Batash qui lui répond en hébreux. Pourquoi avoir mis cette touche très réaliste au milieu de tout ce questionnement ?
Ce que vous décrivez est la raison pour laquelle je voulais le faire, le fait que l’on est dans un certain mode et que soudain, il y a quelque chose de très réel et en même temps de très énigmatique… On se demande d’abord quelle est cette langue, puis ce qu’ils se disent. J’aime raconter ce passage, car c’est très beau. Ido dit : « Ecoute Samir, crois-moi, je ne vais jamais te faire de mal, ni à ta famille, ni à ton père, ta mère, tes sœurs… » Et Samir lui répond la même chose en arabe : « Moi aussi, je te promets, je ne vais jamais te faire du mal… » C’est Ido qui a trouvé cette chose, car il avait vu deux femmes se parler ainsi mais dans le même langage. Sur scène, je n’ai pas envie de l’expliquer, ni de le sous-titrer. Ça se passe et puis ça disparait. Chacun comprend ce qu’il veut.

 

Comment avez-vous découvert David Le Borgne, qui est un peu l’étendard de Nicht Schlafen ?
En auditions. J’étais captivé. Il exprime des choses que je n’ai jamais vues, comme le fait qu’il soit capable de se laisser autant faire par les autres, de montrer cette physicalité sur scène. Lorsqu’il est venu chez nous, il avait dix-neuf ans et était encore en dernière année d’une école à Paris. Pour lui, c’était un rêve d’intégrer ce genre de travail mais il n’a pu le faire conjointement. C’est quelque chose dont j’ai discuté avec lui, parce que je ne savais pas si je devais le couper dans le cursus qu’il était en train de suivre. Et en même temps, j’avais confiance, car il est hyper doué, très intelligent… Et je suis sûr que ce travail que nous avons tous construit ensemble, ce processus hyper fort, lui aura apporté autant que ce j’ai vécu avec cette troupe. C’est une formation mutuelle.

 

Vous êtes modeste…
Non, c’est très honnête. C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas de répertoire, car je sens vraiment que chaque chose que l’on a faite correspond à un moment donné et appartient aux personnes qui l’ont créée.

 

Dans vos pièces, on ne voit pas des interprètes mais des individus avec leur bagage de vie, de formation, de technicité. Comment arrivez-vous à traduire cela sur le plateau ?
Ce n’est pas vraiment un truc original, il y a plein de chorégraphes aujourd’hui qui travaillent dans ce sens-là. C’est à dire qu’ils posent des questions, demandent aux danseurs de créer. Je crois que ce qui m’aide est que je ne sois ni chorégraphe ni danseur ; ça veut dire que je dépends vraiment de ce que les artistes ont envie de donner.
Je travaille avec ce matériel-là ; je ne vais ni le transformer, ni le modifier à mon langage, je n’y mets que mon regard.

 

Pouvez-vous parler un peu plus de ce « regard Platel » ?
Ça, c’est extrêmement compliqué. Je n’arrive jamais à le décrire. Même pour les danseurs, ne serait-ce qu’au niveau des placements par exemple. Dans l’image que l’on est en train de construire, si l’interprète change de position, même dans un espace minimal, la composition diffère, et on ne voit pas ce qu’on doit voir. Je suis extrêmement méticuleux, je peux camper sur des positions. Les danseurs se fient à moi parce je leur dis « Je vais vous demander des choses très cons au niveau de l’espace, il faut juste me faire confiance. » Très souvent sur le plateau, les danseurs trouvent ça marrant car ce ne sont pas les retours d’un chorégraphe. C’est parfois très naïf… Mais j’ai appris à vivre avec ça et eux avec moi. (rires)

 

Vous dites n’être ni danseur ni chorégraphe. Est-ce cette part illégitime à assumer toutes les places de la création qui fait que vous mettez autant en avant vos collaborateurs (danseurs, dramaturge, artiste plasticienne…) ?
Exactement, je connais ma place. Je suis quelqu’un qui peut installer une atmosphère de confiance dans le studio et puis qui attend. Et après, je sais que je compose avec tout le matériel que je vois. Mais toujours en dialogue avec mes collaborateurs, car je ne veux pas qu’ils montrent des choses qu’ils ne seraient pas capables de défendre. Donc, ce n’est qu’au moment où nous sommes complètement d’accord que je peux l’appliquer. Je commence à connaître ma force, mais c’est très relatif. Ce n’est pas par souci d’humilité, c’est la réalité. Dans ce genre de travail, nous sommes très dépendants les uns des autres. Avec eux, j’apprends beaucoup.
Et si les danseurs n’étaient pas prêts à vraiment montrer leurs différentes facettes, dont celle d’une certaine vulnérabilité et intimité, que je trouve parfois très « waouh », on ne pourrait jamais aller jusque-là. Leurs paroles sont donc aussi précieuses lors des conférences de presse ou les rencontres comme vécu du processus.

 

N’est-ce pas cette base de « confiance » pas totalement installée chez vous et cette perméabilité à la rencontre qui fait que vous pouvez créer des œuvres comme celle-là, traversées de fragilités, de questionnements ?
Probablement. Oui, je l’assume. (Sourire)

 

L’œuvre d’art de l’artiste plasticienne Berlinde De Bruyckere, qui est le décor de Nicht Schlafen, est-elle une création ?
Oui, même si elle avait déjà exposé des chevaux semblables.
Au début, quand je lui ai demandé d’utiliser ce principe, elle a hésité car pour elle, c’était lié à un certain moment de sa carrière ainsi qu’à un thème particulier dans lequel elle essayait d’évoquer les atrocités de la Première Guerre mondiale. Lorsqu’elle a compris que tout le travail de Mahler était un peu lié à cette période-là, elle a accepté. C’est aussi la première fois dans sa carrière qu’elle admet que des personnes extérieures entrent dans son atelier. Ça a été un moment très fort lorsqu’elle a accueilli les danseurs au moment de faire les moules des chevaux morts pour servir de structure à sa création (ndlr : les corps de deux chevaux morts sont présents en fond de scène).

 

Le symbole du troisième cheval, qui plane dans les airs puis se couche sur les deux autres carcasses de chevaux, figurerait-il la menace, puis l’arrivée de la Troisième Guerre mondiale ?
Je n’ai jamais pensé à ça, mais c’est une belle image.

 

Avez-vous fait une pièce politique ?
J’aime bien quand les gens le disent et cela arrive très souvent. Mais dans le sens où ils ont l’impression qu’il s’agit d’une pièce qui représente un peu ce que l’on sent venir en ce moment. Il y a certains programmateurs qui hésitaient à la prendre car c’est extrêmement politique. Ce à quoi je leur répondais : « C’est au contraire une raison de le faire. »
Dès que j’ai étudié la vie de Mahler et sa musique, j’ai senti que son art était très politique. A un moment donné, j’ai senti que l’on était en train de trouver des signes de ce que l’on vit aujourd’hui, des temps très troublants, très lourds, très menaçants, qui faisaient écho à ce qui se passait du temps de Mahler.
Sa musique représentait vraiment ce que la société était en train de vivre à plusieurs niveaux : personnel, psychologique, politique, l’état de confusion…

 

Vous êtes-vous réconcilié avec la musique de Mahler ?
Les connaisseurs de la musique de Mahler que j’ai rencontrés ont l’impression que l’on a trouvé un vocabulaire physique qui s’ancre très bien dans cette musique, plutôt que d’y ressembler. Et c’est un compliment que j’aime bien entendre car c’est une musique que je n’aimais pas du tout au début et que j’ai appris à apprécier au fil de la création. Maintenant, je la ressens très fort.

 

Votre dramaturge Hildegard De Vuyst dit que la musique de Mahler vous ressemble plus que les musiques baroques que vous aviez explorées jusqu’à maintenant. Êtes-vous d’accord avec elle ?
Steven Prengels me disait la même chose au début du projet : « Tu vas voir, tu ressembles beaucoup à Mahler. » Et moi je disais non parce que je n’aimais pas le personnage, ce qu’il était dans la vie. Un mec pas agréable, avec des agissements que je n’approuvais pas, notamment avec sa femme…
Mais finalement, nous sommes proches dans cette tendance à prendre la souffrance du monde sur nos épaules et à vouloir sauver le monde par l’art. De manière moins extrême bien sûr. (Rires). Pendant très longtemps, avec le baroque, je cherchais le contraste entre les images. Je ne m’attendais donc pas à cette découverte.

 

Cela rejoint vos études d’orthopédagogue (ndlr : un psychologue qui travaille surtout avec des enfants handicapés)…
Oui, ce côté masochiste (rires).

 

Dans cette pièce, avez-vous voulu mettre en avant les répétitions de l’histoire ?
Non, mais montrer une vitalité, une ouverture. Après chaque catastrophe, l’être humain est capable de trouver des solutions créatives pour les surpasser. La fin de Nicht Schlafen fait référence à cela dans un sens métaphorique. Et en ça, c’est une répétition.
Ces dernières années, j’ai trouvé beaucoup de force en travaillant avec les Congolais, les Palestiniens, qui vivent dans une situation très difficile mais qui perçoivent quand même une énergie pour continuer. Cela m’a fortement inspiré.
Depuis Coup Fatal, où je mettais en avant cette force-là, je crois que j’essaie à chaque fois de trouver comment représenter cette joie de vivre.

 

Propos recueillis par Marie Anezin