Jeremy Beschon

L’Interview | Jérémy Beschon (Collectif Manifeste Rien)

Dans le cadre de la semaine de la laïcité, le collectif Manifeste Rien donne une version évolutive de la remarquable et très controversée Histoire Universelle de Marseille d’Alèssi Dell’Umbria. Le travail de ce collectif et les difficultés qu’il rencontre pour faire reconnaître son travail auprès des institutions théâtrales, malgré une très forte adhésion du public, pose clairement la question : le théâtre comme éducation populaire a-t-il encore droit de cité ?

 

Pourquoi faire évoluer l’adaptation du spectacle créé au Théâtre de Lenche ?
La version d’Histoire Universelle de Marseille jouée à Paris et Strasbourg nous a permis d’avoir un public non marseillais, un public qui avait moins les codes de cette ville, avec des effets comiques et lyriques moins forts. Il fallait que l’on retravaille la mise en scène pour la nouvelle version au Canopé. La trame est la même avec de nouvelles improvisations et de nouvelles lumières mêlant poésie, politique, théâtre épique, histoire de France et Occitanie, cité et métropole. Nous pensons qu’il ne peut y avoir d’injonction à la laïcité, que le modèle d’intégration républicain part d’un quartier, puis s’étend à la ville et enfin à la nation, et non l’inverse.

 

Comment faites-vous pour résumer ces 800 pages en une heure ?
C’est un travail par étapes, d’abord un montage que je fais seul, puis que je confronte avec la comédienne au plateau ; on arrive comme ça à une synthèse. Au départ, l’adaptation dure trois heures. Des choses passent par le sous-texte, le montage et l’amplitude de la comédienne, Virginie Aimone, avec son intelligence de plateau confrontée au texte. L’auteur nous donne également son avis entre les différentes versions.

 

Tu dis que le théâtre a été volé par la bourgeoisie qui l’a vidé de son sens. Ça devrait être quoi, le théâtre ?
Un théâtre qui doit se mêler aux cultures populaires, car ces cultures cohabitent. Le théâtre est coupé de sa base, les gens ne se reconnaissent plus dans les personnages, les situations qui leur sont proposées, cette terminologie creuse dont les programmateurs sont friands. Le théâtre, pour exister pleinement, doit se jouer aussi en dehors des théâtres, dans les écoles, les centres sociaux… Comment confronter la rationalité d’une histoire à une pluralité de mémoires ? Nous n’arrêtons jamais de faire évoluer nos spectacles par rapport aux retours ou aux témoignages des gens. Nous avons un répertoire toujours disponible, nous ne passons pas d’une création à une autre en fonction de subventions que l’on ne nous accorde pas.

 

Oui, mais il y a une distinction entre ce qui est de la culture et ce qui est de l’art…
L’optique est aussi sur les outils esthétiques qui viennent d’une tradition, d’un archaïsme du théâtre, et qui se réinventent à chaque fois. Comme le travail de Meyerhold ou de Mnouchkine par exemple, qui retrouve les bases : la commedia dell’arte, le mime, le conte, l’oralité, le parler des gens de la rue…

 

La situation de Marseille alors ?
Il y a un processus économique d’éradication des couches populaires, qui est d’ailleurs le même dans les autres villes. La culture sert d’accélérateur de ce que les politiques urbaines n’arrivent pas à faire passer. Il suffit de voir ce qui s’est passé avec MP 2013. Il est dans une continuité historique d’imposer un capitalisme qui prône la ségrégation urbaine. Il y a une volonté de changer le visage d’une ville qui a toujours été pauvre et de créer un exil sur place. La pièce parle de ça ; pour raconter cette histoire commune, il faut en marquer les divisions et les résistances. Marseille a toujours résisté à la centralisation et à une langue unique, c’est une poche de résistance avec des luttes toujours en action.

 

Comment vois-tu la disparition du Théâtre de Lenche après celle des Bernardines ?
Il s’agit de faire disparaître une diversité culturelle, pour qu’il n’y ait plus que quelques interlocuteurs. Le Lenche nous permettait d’avoir une vitrine dans un théâtre, de faire venir des journalistes, des programmateurs. Notre problème est de faire reconnaître notre travail. Nous sommes arrivés à drainer un public qui ne va plus vraiment au théâtre, à afficher complet sur toutes nos représentations en 2015, avec des thématiques soi-disant compliquées et scientifiques. L’Histoire universelle de Marseille, et de ses luttes, est racontée par le bas avec des outils esthétiques qu’on ne s’impose pas, qui parlent à tous, qui nous amusent, comme ce que l’on trouve au plateau, là où la créativité, l’imagination et l’énergie sont les plus fortes. Ce n’est pas pour autant que les théâtres nous suivent. Ce n’est pas gratifié au niveau de la culture. Ce qui fait la richesse de la pièce, c’est qu’elle mêle archives, poésie, analyse, et que la comédienne est à la fois le texte et le contexte de la pièce. C’est à cet endroit-là que l’on peut réactiver des dynamiques collectives. Pour nous, il n’y a pas de supériorité entre une poésie de troubadour et une archive ; L’Histoire universelle de Marseille, c’est de la socio-histoire critique incarnée et montée comme une réponse culturelle à l’actualité de la cité. C’est aussi un outil politique éclairant l’alliance de la planification bureaucratique et de la spéculation immobilière.

 

Comment définirais-tu ton théâtre par rapport à celui qui passe dans les lieux conventionnels ?
On n’est pas contre passer dans des lieux conventionnels. C’est un théâtre qui n’est pas séparé de la vie et résolument contemporain : non sur une esthétique des canons du théâtre contemporain, mais par rapport aux réalités de la vie, à travers l’identité multiple, le vivre ensemble, qu’il faut réactiver, pour revenir à la citoyenneté par la connaissance de la cité, de ses pratiques et de son histoire. Porter sur scène cette multiplicité, cette complexité dans un langage le plus simple possible. Pour cela il faut revenir à une forme d’archaïsme du théâtre mais quand on parle d’archaïsme, on est renvoyé à une valeur négative, alors qu’y sont à l’œuvre des formes motrices et innovantes, un vivier de codes communs. Nous nous donnons aussi une liberté totale d’exploitation de ces codes dans une visée d’accélération du récit, presque punk. On reproche à notre théâtre d’être de la politique alors que tous les théâtres communiquent sur le politique pour vendre leurs spectacles. Pourtant, c’est bien une comédienne qui va sur un plateau agencé et qui fait une dizaine de personnages…

 

Le problème n’est-il pas que quand on va directement au sujet, on n’est plus dans la métaphore alors que le théâtre, c’est la métaphore ?
Oui c’est cela, mais la métaphore, la symbolique ne viennent-elles pas parfois faire obstacle au sujet ? On peut dire qu’un sujet conflictuel de fond lié à des questions sociales porté sur la scène annihile le retour sur la forme. Les artistes qui ont réussi à porter une forte parole politique sont arrivés à un endroit ou un moment où il y avait la possibilité de se faire entendre. On fait souvent suivre nos spectacles de débats, d’ateliers, parce que c’est important que le théâtre soit une fête qui se poursuit pour développer nos thématiques. Les gens sont toujours impressionnés par ce que la comédienne transmet par son énergie, sa technique et porte à l’imaginaire du spectateur.

Propos recueillis par Olivier Puech

 

• L’Histoire universelle de Marseille par le Collectif Manifeste Rien : le 9/12 à l’Atelier Canopé 13 (31 boulevard d’Athènes, 1er).
Entrée libre sur reservation à manifesterien@gmail.com

• Conférence-débat sur le thème « La Marseillaise. Le modèle national à la lumière de parcours individuels » par Marie Beschon (doctorante en Anthropologie à l’EHESS Paris, chercheuse associée au collectif Manifeste Rien) : le 7/12 au Canopé 13.

Rens. : manifesterien.over-blog.com