L’interview : Irmin Schmidt

L’interview : Irmin Schmidt

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Chef d’orchestre, compositeur de musiques de film, rock star, pianiste… A 74 ans, l’ancien membre de Can est un jeune homme extrêmement actif, comme en témoigne son passage à Aix à l’invitation de Seconde Nature. Nous vous laissons imaginer l’excitation palpable d’un (modeste) journaliste, à l’idée de pouvoir s’entretenir avec l’un de ceux qui ont révolutionné la musique allemande, européenne, et plus encore…

En novembre dernier, dans une interview pour Chronic’art, vous disiez que « l’on peut être une rock star et en même temps un compositeur très sérieux. » Est-ce donc là le nerf central de votre approche musicale, créer le dialogue entre pop et musiques dites savantes ?
Exactement. J’ai une formation en musique classique et j’ai donc étudié les musiques soi-disant savantes. Quand j’ai fondé Can, en 68, au milieu d’une carrière de chef d’orchestre, mon but était de former un groupe avec des musiciens d’horizons divers, venant du rock, du jazz et de la musique classique. C’est toujours mon idée, bien que dans certains cas, la musique pop soit plus présente, et inversement avec le classique. Je me balance entre tous les styles. L’apparition du jazz, puis du rock, fut quelque chose d’aussi nouveau, et son expression musicale d’une aussi grande importance pour notre culture que la musique de Stockhausen ou Boulez. Je voulais donc réunir ces deux aspects, et un troisième, à savoir l’attention prêtée, au début du XXe siècle, aux musiques et aux formes d’art extra-européennes, d’Inde et d’Asie.

Le mois prochain, le label Spoon réédite Tago Mago, troisième album de Can (1971), préfigurant le nouveau pressage, début 2012, de l’ensemble de la discographie du groupe sur vinyle. Comment percevez-vous cette musique avec du recul ?
Comme une sorte de musique classique. Un ensemble au sein d’une même œuvre, collective. Maintenant, aux critiques de dire si elle est importante ou pas. Mais il semblerait que cette œuvre vive encore et reste importante, même pour de très jeunes musiciens. Je ne pense pas beaucoup à tout ça, mais je suis content car la musique de Can a trouvé du sens un peu partout, pas seulement dans la culture européenne, mais aussi aux Etats-Unis, au Mexique, au Japon…

Votre approche musicale est-elle donc différente aujourd’hui ?
Ce serait triste si l’on ne changeait pas. Il y a cette petite anecdote amusante écrite par Bertolt Brecht dans Les histoires de Monsieur Keuner. Quelqu’un rencontre Keuner et lui dit : « Ça fait des années que l’on ne s’est pas vu, mais vous n’avez pas changé. » Et Keuner lui répond : « Oh mon dieu, c’est vrai ? C’est terrible ! » Bien sûr que j’ai changé, mais j’essaie de continuer à garder un regard constamment nouveau sur ce phénomène de réunion des musiques pop, rock, jazz, savantes, etc.

Depuis 2000, il semble que nous ayons assisté à un regain d’intérêt vis-à-vis des musiques psychédéliques qui empruntent à ce que certains nomment le « krautrock ». Au regard de la société actuelle, pensez-vous que cette posture artistique puisse toujours faire sens aujourd’hui ?
Le terme « krautrock » ne me dit rien. Tout ce qu’il dit c’est : « une certaine musique d’Allemagne ». Je crois que Kraftwerk et Can sont en dehors de cette appellation. Ça ne dit rien, « krautrock ». Les œuvres de ces deux groupes ne peuvent pas être enfermées dans cette terminologie. Bien sûr, je reçois beaucoup de mails, je lis la presse musicale et j’entends bien qu’il y a une réaction, une grande estime portée à ces groupes. Et oui, j’ai entendu de la musique très récente qui se sent très proche de nous, mais je ne crois pas que l’on puisse parler d’un retour. Les « vrais » artistes créent toujours dans une tradition. D’ailleurs, si nous occupons une place importante dans la culture de ces jeunes groupes, tant mieux, mais la musique des générations futures sera toujours une nouvelle lecture du passé. On ne fait pas de la création ex nihilo. A l’âge de quatorze ans, j’ai pu m’acheter un gramophone, et il me resta alors assez d’argent pour deux disques seulement. Mes choix se sont arrêtés sur la Symphonie nº 8 de Schubert, que j’admirais, et Le Sacre du printemps, que je ne comprenais pas du tout. Cette œuvre demeurait une grande énigme pour moi, je ne l’appréciais pas vraiment, mais à force de réécoute — j’ai dû l’entendre mille fois —, c’est devenu une œuvre phare dans ma vie…

Peut-on parler d’héritage philosophique ?
Il est difficile de répondre à cette question, bien que dans les années 60, la philosophie a été très importante pour moi… Il y a un bruit intéressant autour de vous, c’est une école ? (ndlr : la rédaction est en effet située à deux pas d’un collège) C’est joli. Vous savez, l’environnement a joué un rôle très important dans ma musique. Et à propos de philosophie, la pensée de John Cage m’a été d’une importance majeure. Pas tant sa musique, mais sa philosophie, qui disait que tout est musique, l’ensemble des bruits et des sons qui nous entourent et constituent notre environnement.

Le fait que vous habitiez depuis trente ans dans le Vaucluse n’est peut-être qu’un hasard, mais à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, le mouvement artistique dont vous faisiez partie semblait être l’un des premiers à manifester une conscience européenne. Cette notion est-elle toujours importante à vos yeux ?
Oui, bien sûr ! En Allemagne, cette notion est très importante… Mais il y avait déjà eu, avant la Première Guerre Mondiale, des pensées qui allaient dans le sens d’une Europe unie, sans idées structurelles et politiques précises — certains prônaient une monarchie européenne, d’autre une république —, mais toujours avec cette idée d’abolition des frontières. Un grand nombre d’intellectuels de l’époque se sentaient déjà prêts pour cette Europe. Ce n’est donc pas une préoccupation seulement actuelle. Les pays européens sont tellement différents les uns aux autres, d’une région à l’autre… Tout cela constitue une incroyable richesse.

Pour votre passage à Aix, on vous retrouvera aux côtés de Kumo. Comment décririez-vous ce travail en duo ?
Nous composons ensemble, comme je l’ai fait avec Can. Comme moi, Kumo vient également de deux traditions : la première est la techno, la drum’n’bass, la seconde est la musique classique. Il est l’inventeur de rythmes très complexes, très intéressants, qui me fascinent toujours. Avec lui, je joue sur un piano à queue, chose que je ne faisais pas avec Can, afin d’unir un certain aspect classique à une musique plus tonique. Nous travaillons aussi beaucoup sur des sons issus d’environnements différents. Dans notre dernier album, un morceau est exclusivement composé avec du matériel qui provient d’une usine automobile. Un autre est composé à partir d’ondes provenant de l’univers, récoltées auprès d’un institut d’astrophysique. On se plaît à utiliser des sources d’origines diverses, provenant des étoiles, de la cuisine, qu’importe, et de les combiner au piano et à d’autres instruments. Et surtout, je voulais travailler avec quelqu’un qui pourrait être mon fils. Ce qui est très important à mes yeux, c’est de ne pas perdre le contact avec les nouvelles générations.

Propos recueillis par Jordan Saïsset
Photo : Paul Heartfield

Irmin Schmidt & Kumo : en dj set le 14/10 à Seconde Nature (27bis rue du 11 novembre, Aix-en-Provence), et en concert le 21 au Pavillon Noir (530 avenue de Mozart, Aix-en-Provence). Rens. 04 42 64 17 97 / www.secondenature.org