L’interview : Danielle Stéfan + retour Une opérette à Ravensbrück, le Verfügbar aux enfers

L’interview : Danielle Stéfan + retour Une opérette à Ravensbrück, le Verfügbar aux enfers

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Le Gyptis ouvre sa scène à Femmes et Résistance, un collectif issu de trois compagnies — Trafic d’Arts II, Nuits Blanches en Compagnie et Léda Atomica Musique — unies pour créer une adaptation de Verfügbar aux enfers, un acte de résistance en forme d’opérette-revue, né à Ravensbrück et signé Germaine Tillion. Rencontre avec Danielle Stéfan, comédienne, chanteuse, metteuse en scène et auteur de ladite adaptation.

Comment se retrouve-t-on à la tête d’un tel projet et d’un tel équipage ?
Ce n’est pas moi qui suis allée chercher cette œuvre si particulière, c’est l’une des comédiennes, Henriette Nhung Pertus. A la lecture, on ne s’est pas énormément posé de questions, on a décidé de travailler dessus. On s’est très vite aperçu de la complexité de rendre ce texte qui met en scène un environnement conséquent. J’ai donc fait un gros travail dramaturgique pour l’adapter et le ramener de dix-huit à neuf interprètes, qui forment le personnage central, le chœur. C’est ensemble qu’elles ont réussi à continuer d’exister, donc il fallait que cet ensemble soit central, et que les mouvements constituent un « corps », dégagent une force de groupe à travers les chorégraphies d’Anne-Marie Chovelon.
Cette opérette a été écrite dans un environnement si hostile qu’elle se fredonnait dans les rangs ; c’était un acte clandestin de résistance effrontée. Il a donc fallu un musicien pour composer des arrangements, réécrire des orchestrations et créer une trame sonore afin d’enrichir ce qui, dans l’œuvre originale, était à l’état d’indication (« sur l’air de… »). C’est ce qu’a fait Alain Aubin. De même, Germaine Tillion ne définit pas vraiment l’endroit où cela se passe. Tout cela nous a amenés à définir un espace, avec le scénographe Christian Geschvindemann, pour y poser des signes et dessiner un espace abstrait indissociable des lumières de Jean-Luc Martinez.
En tout cela, j’ai joué le rôle de catalyseur. J’ai réuni des gens, par envie de travailler avec eux, pour l’avoir déjà fait ou les avoir vus à l’œuvre.

L’acte d’écriture est rarement banal, mais celui-ci apparaît particulièrement vital. En quoi l’est-il ?
Il l’est à plus d’un titre. Il est apparu dans un groupe, les « Verfügbar », constitué de personnes arc-boutées sur l’idée de résister et ayant refusé d’intégrer l’un des « Kommandos » de travail. Elles étaient, du fait et de fait, désignées comme étant à disposition, « taillables et corvéables à merci » en quelque sorte. Cet acte d’écriture obéit à l’intention qu’elles ont adoptée sous la formule « Survivre, notre ultime sabotage ». Germaine Tillion s’est donné pour mission d’expliquer à ses codétenues le système concentrationnaire, leur en démontrant les buts, les moyens et leur donnant, entre autres par le rire, les moyens d’y résister. Ce faisant, elle a redonné du sens à leur situation et contré toutes les manœuvres visant à leur dénier leur condition d’êtres humains. Conséquemment, elle a ouvert pour chacune une fenêtre d’expression qui, dans sa fonction cathartique, s’est révélée propre à atténuer le traumatisme et, en plus — et bien que ce ne soit pas un but premier du tout ! —, à constituer un témoignage. Dans ce contexte où l’on tentait de nier leur humanité, c’est par la pensée que ces femmes ont résisté et conservé leur condition d’être humain. Cette pièce, c’est de la pensée en action ! C’est ça qui les a sauvées, qui les a portées et j’étais émue hier à la répétition de voir et sentir que c’est aussi ça qui nous porte.

Propos recueillis par Frédéric Marty
Photo : Hélène Arnaud

Une opérette à Ravensbrück, le Verfügbar aux enfers : jusqu’au 12/02 au Théâtre Gyptis (136 rue Loubon, 3e). Rens. 04 91 11 00 91 / www.theatregyptis.com

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Orfèvres aux enfers

Sur la scène du Gyptis, de drôles d’oiseaux vivent, chantent, dansent et souffrent. Un niveau de création qui construit autant une œuvre qu’une carrière.

C’est une déclamation en vers qui ouvre la pièce, décrivant sommairement et nommant ce curieux animal qu’est le verfügbar (« disponible » en allemand). Par ces mots, et par le cancan exécuté dans un a capella polyphonique, c’est la musique et l’humour qui prennent le pouvoir, et avec eux la distanciation qui va rendre l’horreur supportable et en diffuser l’indicible. Ainsi, ce cancan aura-t-il la double vocation d’installer la dérision et de distiller une anxiété nerveuse. A cet instant, les neuf comédiennes chanteuses ne sont encore que sur l’escalier qui va de la salle à la scène : avant Ravensbrück, les verfügbar étaient des gens comme vous et moi, ou presque, que le destin et un système ont arrachés sans ménagement à la vie. Et ce soir, quittant la salle pour monter sur scène, comme on monte au front ou à l’échafaud, l’un de ces endroits d’où l’on revient rarement, c’est cette sortie des rangs qu’elles rejouent. En choisissant de faire de leur enfer une opérette-revue, elles se rattachent à cette vie. Tous les aspects techniques du théâtre vont s’appliquer à traduire ces deux dimensions : les décors reprennent des éléments objectifs pour créer un espace délimité (un long mur de fond, des porte-guenilles sur le côté, le fronton à slogan d’Auschwitz…), mais les détournent en y intégrant des marques de l’expression des détenues. De même, l’éclairage est pensé pour représenter tour à tour une vision saisissante de réalité (la nuit, la lumière blafarde et grise des moments de désespoir) et une vision de spectacle, de cabaret. Enfin, et ce n’est pas la moindre des contributions à la qualité de cette création, les arrangements, les polyphonies, les compositions qu’Alain Aubin a imaginées sont tout à la fois d’une grande beauté, d’une finesse et d’une précision qui leur confèrent une grande justesse émotionnelle. Aussi fait-il souvent passer plusieurs états dans un même air, mêlant au sentiment dominant — celui voulu par les prisonnières — les germes des sentiments qu’elles cherchent à fuir. Ces orchestrations, (violon, accordéon et voix, instruments du voyage) sont des passerelles sur lesquelles il nous promène de façon saisissante par la grâce d’interprètes magistrales qui servent admirablement textes et partitions. C’est aussi lui qui, jouant de dissonances et bourdonnements, va signifier l’état d’épuisement et la perte de lucidité dans la perception qui en découle. A ce moment-là, la fatigue est telle que les distances paraissent plus longues (le mur de fond recule pour signifier cela). Dans ces heures d’hébètement, c’est le groupe qui les sauve. Le temps subit une distorsion : une saison passe en une seconde, une seconde dure mille ans. La notion de longueur de temps apparaît dans le texte et s’installe dans la salle, forçant le public à rester en communion avec les déportées, qui attendent une libération à laquelle elles ne croient plus. Il était de toute façon inconcevable de réaliser en toute honnêteté ce spectacle sans faire partager, aussi bref soit-il, un moment d’inconfort parmi tous ces rires, sourires, dans une performance qui fait passer avec autant d’émotions que de virtuosité la formidable pensée et l’esprit savoureux de Germaine Tillion.

Frédéric Marty

Une opérette à Ravensbrück, le Verfügbar aux enfers : jusqu’au 12/02 au Théâtre Gyptis (136 rue Loubon, 3e). Rens. 04 91 11 00 91 / www.theatregyptis.com