Les Histoires d’Edgar finissent…

Les Histoires d’Edgar finissent…

En portant à la scène Les histoires d’Edgar de John Edgar Wideman, Xavier Marchand offre le tout premier hommage théâtral à l’œuvre de l’écrivain afro-américain. Et ce n’est pas là son seul mérite !

Au théâtre, comme dans la plupart des entreprises artistiques, le risque zéro n’existe évidemment pas. Lorsqu’un metteur en scène s’empare d’une œuvre qui n’est pas la sienne, les embûches ont tôt fait de venir encombrer les chemins — qu’on imagine aisément tortueux — menant à la création. Comment, par exemple, imposer une lecture forcément subjective ainsi que des choix scéniques personnels et, dans le même temps, laisser au verbe et au propos de l’auteur la place nécessaire à leur épanouissement ? Comment faire pour concrétiser les premiers sans qu’ils ne viennent empiéter ou peser sur les derniers, et inversement ? De ce point de vue, l’écriture romanesque de John Edgar Wideman, à laquelle s’est confronté le metteur en scène Xavier Marchand, avait de quoi paraître bien retorse. Une œuvre renfermant au premier abord les moyens de se suffire à elle-même. A en croire le programme distribué à l’entrée — en grande partie constitué des notices biographiques de ceux qui ont écrit des pans entiers de l’histoire de l’activisme afro-américain (Marcus Garvey, Martin Luther King, les Black Panthers…) — les intentions de l’auteur, outre initialement celle de raconter, apparaissent symboliquement fortes, quasiment politiques. La langue de Wideman, on le découvrira ensuite assez tôt, est cinglante (au sens premier du mot) ; régulièrement crue ou argotique, elle possède juste ce qu’il faut pour nous « brutaliser », sans jamais se départir d’une étonnante élégance. Dès les premières minutes de la représentation, Marchand semble ainsi vouloir la laisser faire, à tel point qu’il plonge le spectateur dans le noir absolu. On reçoit alors les mots de plein fouet, à travers une voix off masculine qui fait vivre le texte avec une pénétrante justesse, sans artifice ou presque. A intervalles réguliers en effet, l’obscurité est rompue par la lumière ; en quelques éclairages qui s’appuient avec subtilité sur les éléments du décor, la mise en scène donne naissance à des scènes quasiment immobiles, sortes de photographies grandeur nature sans bord ni cadre qui bénéficient d’un traitement d’une remarquable beauté. Dans ces conditions, certes inhabituelles, mais si propices à la réception, on en redemanderait bien encore un peu, on ne se lasserait pas de se laisser dire Les Histoires d’Edgar, les mots de Wideman. Mais la suite attend, elle bout en quelque sorte d’impatience sur le lit d’une modeste chambre et sous les traits d’une femme qui vient de faire l’amour. Est-ce ce coup d’un soir (c’est plutôt en ces termes que l’exprimerait l’auteur) qui la rend si volubile ? Pas forcément. Son long monologue — pendant féminin de la voix off précédente — se nourrit plus vraisemblablement des « circonstances » qui ont fait de son existence quelque chose d’aussi lourd à vivre, à porter, ainsi que de la nécessité ou de l’urgence qu’elle éprouve à les dire : le sida et les balles perdues des guerres de gangs n’ont pas mis longtemps à faire d’elle une veuve et une mère éplorée. Ce soir-là, elle a un peu picolé, descendu quelques verres de bourbon, traîné dans les bars à la recherche de ce salutaire « coup pour un soir ». Banalités d’un certain quotidien américain — est-il précisément afro-américain ? —désespéré et à la dérive plus que destin romanesque à haute teneur tragique. A cet instant, John Edgar Wideman appuie, par petits coups, là où ça fait mal. Sans porte-voix ni banderole, la petite musique qu’il compose se veut plus lancinante qu’ouvertement virulente ou dénonciatrice. Mais le « message » qui affleure n’en est pas moins édifiant, comme en témoigne la dernière partie du travail construit par Marchand. Aux prises avec la volonté de monter La tempête, œuvre testamentaire du célèbre Shakespeare présentée comme la première pièce sur le colonialisme (tiens, ne serait-ce pas aussi d’une brûlante actualité française, ça ?), les Prospéro (Duc de Milan naufragé) et Caliban (le « sauvage » asservi) (1) mis en abîme par Wideman se heurtent à un aléa du quotidien aussi dérisoire que lourd de sens et de conséquences : un long week-end pluvieux met en échec la représentation en plein air de la pièce. S’il s’avère délicat de trouver un fil conducteur narratif aux fragments retenus par Marchand (2) (notamment de « raccrocher » le troisième temps de la création aux deux premiers), le metteur en scène est toutefois parvenu à construire une unité autour de ce que l’auteur nous donne à saisir entre les paroles de ses personnages. On ne peut s’empêcher également de s’incliner devant sa capacité à résoudre l’« équation » préalablement posée : soutenu par trois interprètes impeccables, il montre qu’il a su entendre Wideman et le restituer, sans pour autant étouffer ses parti pris de metteur en scène qu’il assume sans aucun complexe.

Guillaume Jourdan

Les Histoires d’Edgar sont représentées jusqu’au 10 décembre aux Bernardines (Rens. : 04.91.24.30.40)

(1) Pour faire court. Si vous voulez connaître les détails, retournez à l’original (2) Les Histoires d’Edgar se construisent à partir de deux textes de Wideman, L’incendie de Philadelphie et Deux villes, tous deux traduits chez Gallimard