Rebekah Teasdale © Valentin Chalandon

L’entretien | Pierre-Alain Etchegaray et Aurélien Deloup (Cabaret Aléatoire / Utopia Festival)

Forte d’une première édition détonnante en 2021 qui a accueilli quelque onze mille personnes en deux soirs, l’équipe augmentée du Cabaret Aléatoire transforme à nouveau la Friche la Belle de Mai en la cité idéale d’Utopia, un sanctuaire éphémère dédié aux musiques électroniques. Rencontre avec Pierre-Alain Etchegaray et Aurélien Deloup, les démiurges à l’origine du projet.

 

 

Comment est née l’idée de ce festival ?

Pierre-Alain Etchegaray : C’est la conjonction de plusieurs choses. Le Cabaret a été créé il y a vingt ans, autour des musiques électroniques. Il y a eu un élargissement du spectre des propositions artistiques jusqu’en 2013 lorsque nous avons fait un grand événement pour la Capitale européenne de la culture qui s’appelait This is not music. C’était un événement important autour de la musique et de l’art contemporain, avec une exposition qui occupait tous les plateaux de la Tour sur cinq étages. Côté programmation, nous avions reçu entre autres Major Lazer, Pete Doherty, Wu Tang Clan, Woodkid, des noms un peu éloignés de la musique électronique, avec un concert par jour pendant un mois, ainsi que du sport de glisse… À ce moment, nous avons considéré que nous avions fait le tour de la première version du Cabaret et nous sommes revenus à nos premières amours en 2014. Utopia est né de la conjonction du retour du Cabaret Aléatoire à ses premières amours électroniques et de l’expérience d’un grand événement ayant réuni environ sept mille personnes sur toute la période. C’est une envie que nous avons toujours eue. Il y a une cohérence à ce qu’un lieu comme le Cabaret, qui porte à l’année un projet politique avec soixante-dix dates par an et développe des projets d’action culturelle sur le terrain et sur le territoire, soit aussi porteur d’un événement de la taille d’Utopia.

Aurélien Deloup : Il y avait des liens évidents entre l’action régulière à l’année et un temps fort de type festival. Tous les vendredis, il y a le rendez-vous du Club Cabaret que nous préparons avec les collectifs et les acteurs du territoire ; nous accueillons aussi des résidences de création et nous avons pensé que le festival nous permettrait d’aller au bout de cet accompagnement. Pour les projets que nous suivons depuis le départ, cela nous permet de les présenter dans des conditions particulières avec une visibilité accrue. De même pour les collectifs et les acteurs du territoire : c’est une manière de les accompagner au-delà d’un rendez-vous régulier et qu’ils puissent bénéficier d’une vitrine particulière.

 

Qu’avez-vous appris de la première édition ? Avez-vous eu des retours de festivaliers ? Qu’avez-vous changé ?

AD : La première édition s’est faite dans un contexte un peu particulier puisqu’il y avait encore des restrictions liées à la crise sanitaire. En raison de ces contraintes, nous avons essayé d’utiliser au maximum l’ensemble du site pour déconcentrer l’affluence et que la circulation soit la plus fluide possible. Cette année, nous avons repensé la circulation et les espaces scéniques. Nous avons eu des retours très positifs sur le principe du festival : l’aspect multi-scènes et pas seulement une scène principale avec une ou deux scènes satellites. Pour cette deuxième édition, il y aura encore sept scènes, avec des espaces extérieurs emblématiques comme par exemple le toit-terrasse. La différence, c’est que nous avons thématisé les scènes. Le Cabaret Aléatoire (Thélème) est une pure scène house, le sous-sol (Nautilus) est plutôt hard music, toute la mouvance indus, hard trance et hard techno ; la Cartonnerie (Kallipolis) est dédié à la techno au sens le plus large possible ; le toit-terrasse (El Dorado) à la techno plus mélodique et à la deep house ; la Seita (Zion), pensée avec les collectifs, accueillera tous les courants musicaux qui sont dans les chemins de traverse, de l’italo-disco aux musiques breakées et à la minimale, tout ce qui se trouve dans les interstices.

PAE : Comme l’année dernière, il y aura un marché (Ecotopia) avec des artisans et créateurs du territoire.

AD : L’initiative ayant plu l’année dernière, nous l’avons développée cette année, il y aura deux marchés, un sur la place des quais et un sur le toit-terrasse, avec beaucoup plus d’exposants et de partenaires.

 

En quoi Utopia se démarque-t-il des autres festivals de musique électronique à Marseille ?

AD : Le premier élément qui distingue Utopia, c’est sa programmation, la manière de concevoir la direction artistique. On retrouve très peu de têtes d’affiche programmées sur les événements de l’été. La programmation est assez originale et exclusive. Il y a des têtes d’affiche mais nous sélectionnons plutôt les artistes qu’on n’a pas l’habitude de voir à Marseille. Nous offrons aussi une place importante aux artistes de la région, qui occupent environ un tiers de la programmation, et aux artistes émergents.

PAE : Le grand nombre de scènes permet aussi de vivre le festival comme une déambulation. On travaille sur la proximité entre artistes et public.

AD : Les sept scènes, le circuit dans l’espace de la Friche, une programmation plutôt exclusive même si le public a forcément quelques repères, l’ensemble de ces ingrédients participe à notre objectif de découverte, que chacun·e ait une expérience inédite et personnelle de ce festival.

PAE : On parle d’une cité idéale car on voulait que le public ait l’impression d’arriver dans une petite ville, avec des places, des espaces de circulation, en dehors des scènes, sur trois niveaux différents. C’est autant une expérience qu’une programmation artistique.

 

C’est un peu la version onirique de la Friche ?

AD : Quand on a imaginé Utopia pré-Covid, on a d’abord réfléchi au festival qui nous ferait rêver en tant que public, ce qui nous intéresserait. C’est un festival conçu pour la découverte, la déambulation, avec des propositions artistiques très différentes, certain·e·s artistes représentent une histoire de ces musiques, d’autres, qui émergent, ont synthétisé une forme d’héritage de la culture électronique. Les lieux de rencontre, d’information, de sensibilisation, la scénographie du site… C’est notre rêve de festival qu’on a organisé.

PAE : Avec la possibilité de le faire évoluer chaque année. Pour nous permettre de nous renouveler et pour le public d’être en surprise permanente.

 

Vous évoluez tous deux dans l’univers de la musique électronique depuis plusieurs années, qu’avez-vous remarqué concernant l’évolution des tendances et des pratiques ?

AD : Je remarque qu’il y a une question de cycles. Aussi bien au niveau du public que des esthétiques, il y a différentes vagues. Dans le contexte de la ville, Marseille a à certains moments été une place forte pour les musiques électroniques, puis cela est retombé. Certains courants musicaux ont été extrêmement porteurs ici avant de laisser place à d’autres. Plus globalement, la musique électronique se réinvente aujourd’hui, avec des artistes qui viennent de la pop ou autre et qui intègrent la musique électronique à leur travail, qui reviennent par exemple à la house comme certaines stars américaines qui injectent de la soulful house dans leurs productions. C’est un courant continu où tout se transforme, c’est ce qui fait la richesse du genre. Depuis 2020, on voit une partie de la jeunesse qui a découvert la musique électronique à travers une scène plus dure, plus hard music, hard trance, indus, etc. C’est l’une des dynamiques de cette scène. De nos jours, il y a beaucoup de public et beaucoup de producteurs, notamment français, qui ont des carrières internationales très rapidement. La scène a beaucoup évolué, elle s’est transformée, peut-être qu’il y a une étude à faire sur l’impact du Covid et le durcissement de la musique, l’accélération des tempos (rires). En tout cas, la dynamique est assez créative. Nous accompagnons beaucoup de collectifs à l’année, de Caisson Gauche à Métaphore, en passant par Paradoxe, Omerta, PH4, Parea… Certains ont déjà une histoire et une expérience mais il y en a beaucoup qui se sont créés il y a à peine deux ans et sont déjà capables aujourd’hui de porter des événements, d’avoir une réflexion sur la programmation. Ce sont eux qui sont le plus en lien avec l’air du temps.

PAE : La spécificité de la musique électronique, c’est qu’elle traverse beaucoup d’autres esthétiques musicales, se nourrissant elle-même des courants qu’elle influence. C’est une régénération permanente. C’était le cas historiquement et c’est de plus en plus vrai aujourd’hui et cela lui confère un caractère universel par rapport à d’autres genres. Les artistes de musique électronique peuvent produire partout dans le monde, à distance. En cela c’est connecté avec l’idée d’utopie, de mixité, de diversité.

AD : Toutes les valeurs que l’on promeut au sein du Cabaret et dans ce festival sont communes à ce milieu. La question de la diversité, de la parité, la promotion de valeurs de tolérance, d’inclusivité, le travail sur la prévention des violences sexistes ou sexuelles, tout cela s’intègre dans notre réflexion sur ce festival car c’est aussi un temps d’échanges et d’information avec le public. Avec nos partenaires, on a créé cette année un espace central dans la cour Jobin (Risokyo) qui va rassembler huit partenaires acteurs de terrain en matière de réduction des risques en milieu festif.

 

Après avoir occupé une place alternative, peut-on parler d’institutionnalisation des musiques électroniques aujourd’hui ?

AD : Il y a encore du chemin à faire, nous travaillons justement sur la création de l’antenne régionale de Technopol, qui est le syndicat historique des musiques électroniques en France. À une certaine époque, les événements de musique électronique étaient annulés, parfois à la dernière minute, à cause d’une diabolisation de ce genre, bien que les organisateurs aient fait toutes les démarches réglementaires. Technopol est la première association créée afin que les musiques électroniques soient institutionnalisées, ou du moins considérées au même titre que les autres musiques actuelles, pour pouvoir discuter avec le ministère de la Culture et pas uniquement le ministre de l’Intérieur, et pour que certaines actions soient menées envers la professionnalisation du milieu. Technopol apporte une réelle réflexion sur la question des valeurs, c’est un fer de lance en matière d’éco-responsabilité, de parité, de diversité, d’accessibilité…

 

Propos reccueillis par Barbara Chossis

 

Utopia Festival : les 23 et 24/09 à la Friche la Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).

Rens. : https://utopiafestival.fr

La programmation complète d’Utopia Festival ici