Christophe Leloil © Chris Boyer

Jazz Sur la ville

Le bleu dans les yeux

 

Chaque automne,  la cité phocéenne est saisie d’une fièvre jazz qui pousse la plupart des tenants des notes bleues à fédérer les énergies. Coup d’œil.

 

Cela repose sur une mobilisation exigeante des publics : après des festivals estivaux consuméristes, la reconnaissance de l’excellence des jazzmen locaux insuffisamment valorisés ainsi que la redécouverte de jeunes pointures internationales sont autant d’occasions de remettre le tempo sur les temps faibles (il paraît que le swing se cache sur les deuxième et quatrième temps d’une mesure). Jazz sur la Ville est en fait un véritable programme d’éducation populaire avec, cette année encore, l’association des arts visuels aux vibrations musicales. Et comme à leur habitude, les bibliothèques de la ville, notamment l’Alcazar, rejoignent le collectif pour des conférences passionantes comme celle consacrée à Monk (agrémentée par un set du Leo Quartet). De son côté, La Maison du Chant, connue pour la qualité de son enseignement des arts vocaux, met l’accent sur la part féminine d’une musique souvent taxée, à raison, de machiste (lire à cet égard l’édifiant essai de Marie Buscatto, Femmes du jazz. Musicalités, féminités, marginalités). Les apports extra-phocéens sont plus gages de créolisation (présence du pianiste antillais Mario Canonge à l’Alcazar et à La Mesón oblige) que de conformité à un cahier des charges d’une « année capitale », tant les propositions estoniennes et israéliennes bousculent les clichés du swing. Et comme on joue à domicile, grâce soit rendue au New Line 4 de Christophe Leloil, qui clôturera l’évènement, avant la sortie tant attendue d’un album que l’on annonce des plus jouissifs. A l’heure de toutes les fédérations jazz, nous avons donc souhaité donner la parole à une figure tutélaire internationale du mouvement, installé depuis quelques années dans la cité phocéenne.

Laurent Dussutour

 

Jazz Sur la ville, du 4 au 24/11 à Marseille.
Rens. www.jazzsurlaville.fr / www.artensembleofchicago.com

La programmation détaillée de Jazz Sur la ville au jour le jour ici

 

Art Ensemble of Chicago

Art Ensemble of Chicago

 

 

Trois questions à…
Famoudou Don Moye

 

Peux-tu nous éclairer sur ton approche du free-jazz ?
Le soit-disant free est aussi très écrit, très réfléchi. Avec l’Art Ensemble Of Chicago, il nous arrivait de répéter huit à douze heures par jour, sept jours sur sept. On était plus préparé que tout le monde avant de partir en tournée. Il faut beaucoup travailler pour que prenne l’alchimie : c’est un dur labeur quotidien. Notre musique doit être une combinaison de sons, de rythmes, de mélodies et de règles. Je me rappelle que nous avions joué avec le big band de Gerry Mulligan (à l’époque, nous étions soi-disant les représentants du free, et eux, du swing), ils avaient perdu leurs partitions et ça ne donnait rien ! Ce serait affreux si, par exemple, nous n’avions pas de partitions pour l’Attica Blues Big Band, avec Archie Shepp. Et puis, évidemment, notre musique demande de la concentration.

 

D’ailleurs, lors de la présentation du projet Attica Blues Revisited à l’Alcazar, en juillet dernier, tu avais plutôt l’air content de retrouver Archie…
Oui mais là, c’était pour moi aussi important de dire que j’aurais pu être parmi les prisonniers qui se sont fait massacrer à Attica (1). Si je n’avais pas fait de la musique, j’aurais pu en être : j’ai même un cousin qui est mort lors de la répression à la suite du soulèvement des prisonniers. C’est encore pire de nos jours, c’est pour ça que ce projet me tient à cœur. Aujourd’hui, dans les prisons en Californie, il y a plus de femmes que d’hommes… Pour un gramme d’héro sur soi, tu prends quinze ans de taule ! Sans parler des prisons privées qui vivent sur le dos des prisonniers… Encore récemment un juge touchait de l’argent pour envoyer des adolescents en prison… Un million deux cents mille noirs américains vivent derrière les barreaux. Nous représentons dix pour cent de la population américaine et cinquante-deux pour cent des prisonniers sont blacks ! C’est sérieux, ce projet. D’ailleurs, Archie Shepp a tancé quelques musiciens parce qu’ils dansaient trop pendant les répétitions.

 

Les musiciens de jazz locaux que tu côtoies ne te paraissent-ils pas trop étrangers aux questions de société ?
Je ne parle guère de ces questions, sauf peut-être avec Ahmad Compaoré ou Christian Brazier. De toute façon, on se préoccupe d’abord de musique. Le contexte importe peu, et puis je ne connais guère le milieu du jazz marseillais. J’ai bien donné quelques workshops au GRIM, je connais le Cri du Port, mais il me semble qu’il n’y a pas vraiment de lieu central. Quand j’ai commencé, à Chicago, alors là oui, il y avait une vie sociale liée au jazz, avec des contacts entre musiciens, danseurs, plasticiens, écrivains… Maintenant, ce n’est plus vraiment le cas. On voit rarement des musiciens de jazz pour des vernissages… Il y a peut-être plus de vie sociale avec l’électro ou les « musiques actuelles » qu’avec le jazz. Par contre, j’ai toujours été fasciné par la diversité musicale locale, bien avant d’être à Marseille. Ici, comme lorsque je vivais en Italie, je travaille avec des musiciens internationaux : marocains, maliens, sénégalais… ou d’autres comme Sam Karpienia, Rémi Abraham, Emmanuel Cremer…  Je travaille aussi pour des musiciens plus orientés vers des rythmes afro-cubains. Et puis j’organise des ateliers : chacun y amène son problème rythmique et on essaie de le résoudre ensemble. De la bonne torture !

Propos recueillis par Laurent Dussutour.
Remerciements à Dominique Germain

 

Notes
  1. Attica Blues est un album d’Archie Shepp (1972) qui fait référence aux émeutes de la prison d’Attica (Etat de New York) quelques jours après l’assassinat du militant des Black Panthers George Jackson. Un DVD du projet Revisited est annoncé pour bientôt[]