Maria Helena Vieira da Silva, Bibliothèque, 1966

Focus Portugal

Jardins d’Ibères

 

France-Portugal, ça y est, nous y sommes ! Déjà prolifique et fréquentée, la saison d’échanges culturels entre les deux pays est lancée, mais sans coup de sifflet ni coupe. Occasion curatoriale de saluer ce programme croisé, trois structures marseillaises — le Musée Cantini, le Frac PACA et la Friche — engagent le jeu avec des artistes lusitanien·ne·s.

 

Seule sur le grand terrain du Musée Cantini : Maria Helena Vieira da Silva. Telle Ariane dans les dédales de l’art du XXe siècle, elle fait depuis début juin l’objet d’une exposition monographique, L’Œil du Labyrinthe. En nous précipitant dans une chronologie de plus de quatre-vingt œuvres, l’exposition joint volontiers le geste pictural au regard architectural — on peut citer La Machine optique, ou La Scala ou Les Yeux, deux peintures de 1937, comme des allégories de son travail — dans des envolées de perspectives abstraites et impétueuses. À nous de slalomer entre ses lignes qui ne cherchent en fait pas la fuite, mais plutôt la présence, dans les multiples dimensions que la visionnaire a offertes, en son siècle, à la peinture. Présence d’une femme aussi, puisqu’on sait que dans le genre, l’art moderne a encore tendance à des « oublis ». Oui, l’idée de mixité sort enfin du banc de touche institutionnel, il était temps. En des distorsions de l’espace-temps, ses jeux de cartes, ses parties d’échecs, ses cartographies et ses prouesses d’équilibriste s’échafaudent (Marseille Blanc, peinte lorsqu’elle avait vingt-deux ans en 1931, semble représenter les précaires charpentes extérieures qui soutenaient déjà les immeubles branlants dans nos rues) avec des palettes sobres mais puissantes, qui fardent les volumes chancelants de densités fermes, faisant de subtils détails des profondeurs mélodieuses (elle était aussi pianiste), notamment dans son contradictoire Silence (1988) ou dans sa Bibliothèque (1949). Dans une invitation à l’intériorité, celle qui écrivait que « le tableau doit être un ami qui vous parle », creuse, à l’image de son œuvre, un Souterrain (1948) bien éclairé, damé de contrepoids, où les lumineux jaunes et bleus se font bien plus rassurants qu’un Terrier kafkaïen. 

Passons au(x) contemporain(e·s), du côté du Frac, par exemple. Avec le projet « Faire Société » de sa nouvelle directrice Muriel Enjalran, le Fonds s’est ouvert il y a quelques jours sur quatre nouvelles installations, parmi lesquelles un espace dédié à Ângela Feirreira, intitulé Rádio Voz da Liberdade. Dans un hommage à la radio clandestine de libération, Feirreira s’inspire du format timbre pour aller vers des peinture murales et des sculptures, toutes assez monumentales. C’est sans doute à partir de l’agrandissement des miniatures, ou, plus justement, de l’amplification des voix des minorités que l’artiste s’engage, en rendant au continent africain ce qui appartient au continent africain. Avec, par exemple, la rediffusion — depuis une machine de marque Fanon, heureuse homonymie avec l’illustre essayiste décolonial prénommé Frantz — de la voix de feu Carlos Cardoso, journaliste d’investigation mozambicain qui avait eu l’outrecuidance de dénoncer la corruption dans son pays. Ou en rendant à Alger ce qui appartient à Alger, avec pour point d’accroche la fameuse Rádio Voz da Liberdade, de langue portugaise, qui était hébergée chez Radio Alger, depuis laquelle de multiples militantismes ont pu trouver échos, en commençant par l’indépendance algérienne, avant d’encourager la chute du régime fasciste de Salazar, jusqu’à se faire ondes-clés pour les luttes anticoloniales et féministes. Pour Ferreira, cette artiste aux racines sud-africaines, mozambicaines et portugaises, il s’agit de réinscrire dans les murs, dans l’espace (géographique, social et artistique) et dans les réflexions, des considérations politiques encore d’actualité.
Et pour ce qui est de saisir l’espace, Ramiro Guerreiro, exposé sur le plateau expérimental, n’est pas en reste. Mieux, il le croque, le tend, le passe au crayon et au fil de critiques urbanistiques, dans une remise en question d’une certaine architecture contemporaine. 

En un détour projetant le « Faire Société » hors du binôme France-Portugal, le court du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Fireworks, vaut lui aussi le coup. En six minutes, il nous livre un bouquet final pyrotechnique, aux allures mythologiques, peuplé d’ancêtres, d’un bestiaire merveilleux, dans une expression romantique et familière. Il nous embarque dans un fugace mais grand voyage dans l’au-delà.

Wilfrid Almendra fricote quant à lui à la fois au Frac et à la Friche La Belle de Mai avec son exposition en deux pôles, Adélaïde. Le travail de cet artiste qui tient son atelier à Marseille est fait d’une économie de la circularité. Il alimente des relations, nourrit les passages de paysages, et inversement. Dans ses œuvres, on trouve çà et là comme des vestiges abandonnés, du matériau usé à la chaussette abandonnée, en passant par un vieux bonnet. Aux côtés du paon décoloré en argenté, Almendra interagit avec les transferts d’usages, en décentrant nos points de vue vers ce qui était sorti des attentions, oublié à force d’être vu. Il renvoie par exemple à l’absurde mais désormais usuelle nidification des paons dans les toilettes du parc Borély. Il se lie aux glaneurs et glaneuses, troque leurs vieilles casseroles et les fait fondre pour créer une réplique figée et saisissante d’une figue tout juste tombée, d’un vieux marcel au sol, froissé, ou d’une incongrue chaussure poisseuse. Trompe-l’œil en aluminium, ses œuvres ont la bonne idée de nous méprendre pour nous y identifier, de nous faire passer vers l’autre, les autres, vers les marginalisé·e·s, de nous y voir aussi glaner. Dans le white cube du Panorama, il répand des graviers, brisant le silence et déstabilisant la démarche. Il y dissémine des détails, tantôt stoppés dans leur usure, subvertis dans leur usage, postiches dans leurs visages ; tantôt manifestés dans leurs flétrissures, déclinant poétiquement au fil du temps.
Profiter cet été des autres expositions en cours à la Friche est aussi une idée, pour se faire un petit panorama de l’art contemporain à Marseille. Murmurations (volet 1) rassemble quatorze organisations artistiques, petites galeries ou collectifs, avec notamment Agent Troublant, Sissi Club, SoMa, Tank Art Space, d’autres plus confidentielles comme la Cabane Georgina, ou plus expérimentales comme le Muff (Marseille Underground Film&music Festival), ou encore Gufo…

 

Margot Dewavrin

 

Vieira da Silva, l’Œil du Labyrinthe : jusqu’au 6/11 au Musée Cantini (19 rue Grignan, 6e). Rens. : www.musees.marseille.fr 

• Ângela Ferreira – Rádio Voz da Liberdade  (jusqu’au 22/01/23), Wilfrid Almendra – Adelaïde (jusqu’au 30/10), Apichatpong Weerasethakul, Fireworks (archives) (jusqu’au 25/09) et Ramiro Guerreiro – Le Geste de Phyllis (jusqu’au 25/09) : au Frac PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e). Rens. : www.frac-provence-alpes-cotedazur.org 

• Wilfrid Almendra – Adelaïde (jusqu’au 16/10) et Murmurations (volet 1) (jusqu’au 14/08) : à la Tour-Panorama de la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e). Rens. : www.lafriche.org / www.fraeme.art