Etre l’Autre de l’Autre

Etre l’Autre de l’Autre

Le week-end dernier, les 13es Rencontres d’Averroès donnaient l’occasion de réfléchir sur la Liberté en Méditerranée. Inégale dans sa diffusion, indispensable mais difficile à obtenir, cette notion fait débat parmi les intellectuels des deux rives… (lire la suite)

Le week-end dernier, les 13es Rencontres d’Averroès donnaient l’occasion de réfléchir sur la Liberté en Méditerranée. Inégale dans sa diffusion, indispensable mais difficile à obtenir, cette notion fait débat parmi les intellectuels des deux rives.

La liberté, ou plutôt les libertés : tel est le vaste et épineux sujet choisi cette année par Thierry Fabre, le grand organisateur des Rencontres (par ailleurs directeur de l’excellente revue La Pensée du Midi). Un thème abordé ici avec trois tables rondes suivant le schéma classique « Passé, présent et avenir ».
La première évoque la liberté à partir de la philosophie des Lumières et de l’héritage de la Révolution française, qui n’ont pas manqué de se diffuser dans le monde méditerranéen, surtout après le choc de l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798. Comment ces valeurs ont-elles été appropriées ou, au contraire, rejetées comme autant de prétextes qui justifient la « mission civilisatrice » et légitiment le projet colonial ? La liberté existait-elle dans la société musulmane ou est-elle une invention européenne ? La liberté sur la rive sud, répondent les intervenants, ne peut être pensée qu’à partir de la Révolution française et s’inscrit dans un processus historique long et complexe. L’évolution vers la liberté doit se dérouler à l’interne et non être plaquée de l’extérieur par quelques-uns. Pour preuve l’empire ottoman qui, en modifiant ses institutions, s’est aussi coupé de sa société car ces valeurs nouvelles n’étaient pas celles du peuple mais celles d’une élite en pleine admiration devant le vieux continent[1]. Si le débat s’avère instructif, on peut regretter que les détails l’emportent sur le fond. On aurait aussi aimé que la Liberté soit étudiée plus largement dans son impact géographique. Finalement, le débat se clôt sur la constatation suivante : le plus souvent, ce mouvement de liberté n’a pas abouti sur l’autre rive de la Méditerranée. D’où la question : les valeurs musulmanes sont-elles solubles dans la modernité ? Comment sortir de l’impasse actuelle ?
Réponses lors de la deuxième table ronde qui aborde l’actualité sous la large question : « la liberté ou la peur ? ». Même si la discussion ne répond pas vraiment au thème proposé, elle s’avère brillante et houleuse. La lumineuse Sana Ben Achour, juriste tunisienne et militante des Droits de l’Homme, séduit totalement le public autant par le fond que par la forme de son discours. Elle qualifie son pays de « douce dictature », en soulignant que l’opposition au régime ne se résume pas à l’opposition islamiste : des artistes, des associations et des journalistes luttent aussi pour une autre Tunisie. Elle précise que l’Etat se dit détenteur de l’authenticité arabo-musulmane. Les pays arabes ne sont pas laïcs mais sécularisés. Il existe le droit et le divin, mais la loi doit être conforme au divin. L’absence de liberté est donc sacralisée. Selon elle, il faut dépolitiser l’Islam et désacraliser le politique. Le Syrien Hassan Abbas approuve et précise certains paradoxes : des films primés à l’étranger, dont le gouvernement est très fier, sont dans le même temps interdits en Syrie même ! Les artistes essaient de faire de la politique en faisant de la culture, adoptent des stratégies de survie, de contestation et de contournement de la loi. Cela peut paraître schizophrénique, mais cette attitude est salvatrice pour beaucoup. F. Burgat, spécialiste du Yémen, intervient pour souligner que Sana Ben Achour représente seulement 5 % de la population de son pays. Ce à quoi de l’intéressée répond en se défendant de ne représenter qu’elle-même et en précisant que les acteurs de la lutte pour la démocratie dans le monde arabe sont le plus souvent invisibles, les médias occidentaux s’intéressant beaucoup plus à la religion qu’à la politique de ces pays. Les sociétés arabes ne sont pas totalement écrasées par leurs régimes autoritaires car, dit-elle, « ils » ne peuvent pas nous supprimer purement et simplement ! Le public applaudit à cette répartie mais F. Burgat affine sa réflexion en argumentant que depuis l’arrivée des Européens, les Arabes se définissent toujours par rapport à eux, ces riches et démocrates Européens. Aujourd’hui, ils se tournent vers l’Islam car c’est le seul domaine intouché par l’Occident. D’autre part, l’Europe veut à tout prix désacraliser la politique arabe mais n’a-t-elle pas connu la démocratie chrétienne ? Le chercheur garde espoir en soulignant que les régimes arabes doivent trouver seuls leur chemin vers la démocratie et le peuvent même à travers l’Islam. Faut-il alors donner la liberté à des ennemis de la liberté et encourager des démocraties sans démocrates ? H. Abbas lui rappelle l’oppression dans son pays en précisant qu’il vient lui-même de passer huit heures en observation à l’aéroport avant de venir aux Rencontres… et conclut par ce bel objectif : « Il faut que vous, Occidentaux, appreniez à être l’autre de l’autre. »
Alors, demain la liberté ? Thème de réflexion de la troisième table ronde où J. Baubérot[2] esquisse l’avenir avec pessimisme : crise des Etats-nations, construction européenne en panne et usage instrumentalisé de la laïcité. Rony Brauman expose ses idées sur le conflit israélo-palestinien. Selon lui, la crise existentielle d’Israël ne sera résolue qu’à travers la création de deux Etats binationaux. Il faut dépasser le nationalisme et se diriger vers un post-sionisme. A chacun alors de cheminer vers ce que Paul Ricœur[3] définit comme un parcours de la reconnaissance, non fusionnel, dissymétrique et pourtant mutuel. Il ne faut pas stigmatiser les mouvements qui se réclament d’un héritage spirituel différent du nôtre. Ils ne sont pas forcément et par essence antidémocratiques. A un universalisme de principe, les Rencontres d’Averroès encouragent plutôt à faire un pas vers l’autre. Joli programme…

Eva D

Notes

[1] Le démembrement de l’Empire ottoman s’effectue dans la violence. En 1922, la République turque se constitue de façon brutale et rapide. Mustapha Kemal casse l’ordre traditionnel local de l’Anatolie et de la société rurale. Il laïcise la Turquie, donne le droit de vote aux femmes, remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin… Ces réformes imposées par le pouvoir central nient les identités locales.

[2] Historien et sociologue, spécialiste des religions et de la laïcité.

[3] In Parcours de la reconnaissance (Folio)