L’entretien | Léonie Pernet

Léonie Pernet était le 17 juin dernier par chez nous pour la Nuit Au Large. Compositrice, multi-instrumentiste et chanteuse, elle l’est ; engagée et militante, elle l’est indéniablement, avec sa voix puissante ombrée de poésie, en français désormais, de son doigté de pianiste, synthétique et pop, de ses fulgurances électroniques, et de ses réminiscences percussives africaines. Rencontre avec cette artiste éprise d’absolu, et de radicalité.

 

 

 

Tu as joué il y a quelques mois à peine à Montévidéo pour le festival Avec le Temps, et te revoilà pour la Nuit Au Large, cette fois-ci au Cabaret Aléatoire : de ce que tu connais de Marseille, qu’en penses-tu, qu’en ressens-tu ?

Oh, j’adore ! Je trouve que la ville a une énergie dingue, parce que moi je travaille et je vis à Paris, j’ai un studio et j’habite à Aubervilliers : je suis habituée aux quartiers populaires, et maintenant je ne peux plus m’en passer. Je ne pourrais pas être dans un endroit où tout le monde a la même tête, donc ça me fait du bien de retrouver ça. Il y a une vibe un peu cool, et en même temps nerveuse, j’aime bien, car je me sens assez comme ça aussi, parfois.

 

Tu as nommé l’une de tes chansons Les Chants de Maldoror, en référence au recueil de poésie en prose du Comte de Lautréamont, qui relate l’histoire d’un (anti-)héros devenu monstrueux. Quelle est ta relation avec Lautréamont ?

Elle est assez mince, pour être franche. C’était vraiment un clin d’œil à son romantisme un peu noir, à ces forces du mal qui viennent te déconcentrer et te décentrer… Mais en vrai (maintenant je le dis alors qu’avant je ne le disais pas en interview), ce n’est pas un texte qui m’est cher. Je l’ai feuilleté quand j’étais ado, mais aujourd’hui, c’est plutôt comme un objet de décoration qui m’environne. Il y a quand même cette poésie hyper libre dans la forme… Mais ma chanson aborde des questionnements très contemporains, et non des questionnements romantiques du XIXe siècle. De toute façon, quand tu essaies de paraphraser tes paroles, a priori, ce ne sera jamais aussi clair, ou aussi beau, que les morceaux en eux-mêmes.

 

Quel·le·s seraient donc tes autrices, tes auteurs, plus contemporain·e·s qui t’appellent ?

Il y a Virginie Despentes, avec son King Kong Theory notamment. Il y a Fernando Pessoa aussi, ou René Char, plus récemment, qui me rend vraiment dingue…

 

Tu es donc très poésie, plus que fiction, ou roman ?

Oui c’est vrai, j’ai presque cessé de lire des romans assez tôt, vers dix-huit ans. J’en dévorais avant, mais maintenant me touchent les textes plus théoriques, ou poétiques, où l’on ne m’impose pas le décorum, avec des descriptions… Et puis j’aime bien aussi lire des articles. Mais, tout en disant cela, il y a des romans que j’ai adorés récemment, comme Mise à feu de Clara Ysé, le premier roman d’une amie, qui est d’ailleurs musicienne à la base. Il y a aussi le roman d’Anne Pauly, qui s’appelle Avant que j’oublie. Il y a plein de choses, mais ce qui m’inspire plus directement, c’est plutôt la poésie, où il y de l’abstraction dans la langue ; de l’image. Avec la poésie, on décolle du réel, et ça me fait du bien, c’est ça aussi que je cherche dans la musique.

 

Dans ton travail, il y a un lien très fort entre musique, poésie et politique. Comment tu le construis, ce lien ; qu’est-ce qui rassemble ces éléments ?

Parfois, je n’arrive pas à tout rassembler, déjà. Mais aujourd’hui, ce qui rassemble tout ça, c’est moi ! Ce n’est pas segmenté : je ne suis pas un jour une citoyenne et un autre jour une musicienne. Quand je le sens, quand j’en ai envie, et aussi quand on me le demande, je m’exprime sur des sujets plus politiques. Là, on est dans une année cruciale, donc je l’ai fait davantage. Parfois, c’est dans des mixes que j’ai pu faire : en 2013 (l’année de l’application du mariage pour tous, ndlr), j’ai fait le « Mix pour tous », où j’avais pris des extraits de discours de Taubira, que j’ai mélangés avec tout un tas de musiques. Pendant le confinement, j’avais fait le « Pandémix » aussi, où j’avais pris plein d’extraits de discours, d’entretiens, autour de la question de la liberté, du soin, de la maladie, de plein de choses : j’en avais fait quelque chose de très articulé dans le discours. Le mix peut être, par exemple, un espace qui réunit le tout. Et puis, parfois, ce sont mes textes, ou parfois c’est juste ma musique, ça dépend. J’essaie de ne pas segmenter, car la vie ne l’est pas : tout est contenu dans la vie.

 

À ton compteur, on trouve les albums Crave (2018), Le Cirque de la consolation (2021), plusieurs EP, et la bande originale de H24, série produite par Arte qui dénonce les violences faites aux femmes. Quels sont désormais tes objectifs ?

Continuer à faire ce que je fais. J’aimerais bien avoir un César, être la première femme à avoir le César de la meilleure bande originale de film. J’aimerais bien écrire un petit recueil de textes ou de poèmes… Je viens de terminer la B.O. d’un film, Brûler pour briller, de l’autrice et metteuse en scène Patricia Allio, et suis en train de faire la musique du premier court-métrage de Déborah Lukumuena, qui est une actrice démente. Et puis, un autre truc dont je ne peux pas trop parler encore. J’ai tout ça en tête, avec un nouvel album…

 

Beaucoup de tables rondes s’organisent sur les questions d’inclusivité, sur l’endiguement des oppressions et des discriminations, de plus en plus ces questions sont mises en avant et en débat, dans les milieux de la musique, électronique notamment. Et de ton côté, il y a une dizaine d’année, tu organisais des soirées queer, et tu étais plus connue comme Dj que comme musicienne. Comment tu la vois alors, toute cette mouvance là ?

C’est une prise de conscience qui n’est pas générale, mais qui est plus grande, amplifiée par notre génération, par les réseaux. C’est une phase, pour qu’il n’y ait plus besoin d’afficher partout. Quand tu dois, quand même, afficher dans des chiottes de club ou de concert, ou d’entreprise, qu’il ne faut pas harceler sexuellement les gens, ne pas les agresser sexuellement… Tu vois, maintenant, il y a des affiches ! Tant mieux, c’est une bonne chose, mais quand je vois ce genre d’affichette dans un lieu, je me dis « wahou »… Mais ce sont aussi des endroits où il y potentiellement de l’alcool et de la drogue qui sont consommés, donc ce sont des endroits de désinhibition, aussi. Les comportements y peuvent de toute façon être risqués, exacerbés. C’est vrai qu’il y a besoin d’encadrer davantage ces espaces là, car on sait qu’une personne sur trois n’est peut-être pas dans son état normal.

 

Ce qui nous amène à la question aussi des addictions, avec laquelle tu as des antécédents, ce n’est pas un secret, et que tu abordes dans Mon amour tu bois trop. Tu joues dans le milieu de la nuit, avec les concerts, et aujourd’hui par exemple, pour la Nuit au Large, tu es programmée en format club. D’ailleurs, comme ton musicien n’est malheureusement pas là, tu remplaces ton live par un set. Comment fais-tu pour évoluer dans ce milieu ?

J’ai évolué beaucoup dans ce milieu et c’est vrai que j’y suis encore pas mal. J’ai juste arrêté de consommer, donc j’ai envie de te dire que, que ce soit l’apéro à dix-huit heures ou dans un club à quatre heures du matin, pour moi ça ne change pas : je suis juste plus concentrée, et je suis meilleure. Et là, par exemple, ce soir je vais mixer, les gens sont là pour kiffer, donc j’envoie ce que j’ai à envoyer, et c’est pas à moi de prendre en responsabilité l’état dans lequel sont les gens. L’idée, c’est de partager un truc, certain·es sont bourré·es, certain·es défoncé·es, d’autres sont à jeun, d’autres en deuil, d’autres en rupture, d’autres viennent de rencontrer quelqu’un… C’est la beauté de la musique, des moments de concert et de fête : c’est un partage. Les gens charrient aussi leurs histoires, quand ils entrent dans un espace.

 

L’idée de « safe place », c’est un idéal, pour toi ?

En fait, cette histoire de « safe place », je pense que c’est aussi une phase. Traduit en français, ça fait quand même « espace de sécurité »… J’aime aussi l’aventure que peut être la rencontre avec les autres. Je pense que les femmes ont besoin d’être protégées : il y a trop d’agressions, trop de racisme et tout ça, mais l’espace idéal, c’est où des gens différents se mélangent, et où ça se passe bien, évidemment. C’est le but de nos vies, de nos sociétés. Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Parfois, j’ai besoin de n’être qu’avec des femmes, parfois j’ai besoin de ne passer des soirées qu’avec des queers, parfois j’ai envie de rencontrer des gens que je ne connais pas. Mais la notion de « safe place » pour moi, ce n’est pas une utopie en tout cas. Ce n’est pas un idéal de vie. Mon idéal de vie, c’est quand on n’aura plus besoin de s’imaginer placarder « safe place » quelque part.

 

Si on considère que ta musique est « queer » dans l’environnement musical, parce qu’elle est en dehors des genres, des étiquettes, parce qu’elle va piocher un peu partout, dans différentes identités, comment réagis-tu ?

Chacun·e plaque ce qu’iel veut, mais queer n’est pas la définition première. C’est une étiquette un peu étroite pour définir ma musique. Après, j’aime bien l’idée qu’elle soit agenrée, ou plutôt multi-genres, mais on pourrait aussi dire qu’elle est métisse avant d’être queer. Ce qui est intéressant dans l’idée de la queerness, c’est la remise en cause et le questionnement des rapports de genres, mais également des rapports de domination de manière générale. Mais, moi aussi, j’ai du mal à définir ma musique, et parfois en interview on me dit « alors, comment tu définirais ta musique ? » et je réponds que je n’ai pas besoin de la définir. Je sais qu’il me faudrait deux ou trois punchlines, en promo ça serait plus aisé. En tout cas, je fais ce que je fais, mais en effet, il y a beaucoup d’influences et j’aime les mélanger, c’est passionnant. Comme quelqu’un qui ferait de la mix-food…

 

De la « fusion » ?

Exactement ! Sauf que la fusion aussi, c’est un style de musique, qui n’est pas le mien, jazz-fusion, rock-fusion… ce n’est pas mon délire.

 

Quelles influences nouvelles t’appellent, pour tes projets futurs, ou en cours ?

Quand j’ai écouté l’album de Rosalía, par exemple, et beaucoup de productions actuelles, avec des rythmiques qui peuvent être très minimalistes, j’ai trouvé ça vraiment cool. J’ai envie de resserrer l’instrumentation : que ça reste hyper mélangé, mais resserré dans les choix de sons sur un album entier. Peut-être que, finalement, je vais faire tout à fait autrement, mais c’est ça que j’entrevois. Après deux albums et quelques EPs, j’ai envie d’inventer mon référentiel, de continuer à tracer mon propre sillon, mais en le précisant encore davantage. Il y a plein d’artistes et de styles que je trouve cool, plein de musiques électroniques, sud-africaines, des trucs portugais complètement fous, plein de trucs… La scène électronique africaine est vraiment stylée et elle m’inspire, mais elle ne va pas être une ligne directrice pour douze morceaux : je veux guider mon inspiration vers quelque chose de plus personnel.

Si, il y a deux mots qui m’inspirent particulièrement dans un texte de René Char. Il écrit : « poème pulvérisé ». Cette histoire de « poème pulvérisé », ça, ça m’inspire de manière plus profonde, plus méta. Quand j’entends ces deux mots, je vois des contours, je vois des éclats précis.

 

Le 17 juin, on est presque à la veille du second tour des législatives, est-ce que ça t’inspire une remarque ?

Pour moi, c’est très clair : j’ai été invitée à rejoindre le Parlement de la Nupes par Alma Dufour, j’y suis membre. J’appelle donc à deux cents pour cent à voter Nupes : je pense que c’est le futur ! J’ai du mal à croire que la Nupes aura la majorité absolue, mais je pense que ça va être serré. Il y a un combat idéologique qui est en train d’être gagné : on entend autre chose que de la merde dans les médias maintenant, parce que Mélenchon, parce que toute son équipe, parce que tous·tes les candidats Nupes qui portent des valeurs élèvent le débat. Le résultat va être de toute façon plus élevé que d’où l’on vient, avec dix-sept députés pour la France Insoumise… La conséquence politique va être très intéressante, avec un vrai contre-pouvoir. L’Assemblée Nationale va reprendre du poids, ce ne sera plus juste les clebs du président élu, je suis très excitée par tout ce qu’il se passe.

Cette union me donne beaucoup d’espérance. On n’a pas d’autres options que l’espérance, sinon c’est l’indifférence, c’est le désespoir, ce n’est pas possible, pas vivable.

 

Considères-tu aussi ta musique comme un moyen d’action politique ?

La musique, quand elle est entendue, est vectrice de choses assez puissantes, je pense. Elle accompagne. Moi, elle m’a sauvé la vie. Mais elle reste de la musique : tu ne vas pas augmenter le niveau de vie des personnes précaires avec de la musique, tu vois ce que je veux dire ? Mais il y a d’autres choses dans la musique, selon comment tu travailles, comment tu embauches. En fait, je fais ma musique en toute humilité, je ne pense pas qu’elle ait un pouvoir démesuré. Mais ça me fait plaisir quand je sais que ça fait écho, lorsque les retours que j’ai sont hyper forts. Et quand je fais une tribune dans les Inrocks, qui me demandent de parler politique après le premier tour (des présidentielles, ndlr), et qu’après l’un de mes concerts, vingt personnes viennent m’en parler, je me dis : «  tiens, j’apprécie prendre la parole », de plus en plus. Je me sens dans une période assez alignée, et j’ai envie de vivre des nouvelles choses, d’aller plus loin dans mon engagement politique et artistique, d’explorer davantage.

 

Propos recueillis par Margot Dewavrin

 

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