Craneaux © Yohanne Lamoulère

Des territoires (… Et tout sera pardonné ?)

L’histoire sur un plateau

 

Des territoires (… Et tout sera pardonné ?) est la conclusion d’une aventure théâtrale et humaine de six années, menée par une remarquable troupe de comédiens et qui a installé Baptiste Amann parmi les figures de proue de l’écriture contemporaine. Le regard particulier que ce nouvel artiste de la Bande du ZEF porte sur la révolution algérienne, sur fond de guérilla urbaine avignonnaise, en fera monter plus d’un dans les tours, alors qu’il ne fait qu’interroger les mécanismes des révoltes.

 

Le titre nous interpelle avant même d’avoir vu la pièce. Est-ce parce qu’il est question de pardon et qu’en ces temps de douloureuses commémorations, l’actualité internationale ou marseillaise vacille entre ce sentiment et une révolte encore vivace ? Ou cela est-il dû au visuel de l’affiche du dernier spectacle de la trilogie de Baptiste Amann, une photo de Yohanne Lamoulère représentant un immeuble écroulé derrière une pelleteuse, un effondrement de plus ? Ou, plus simplement, parce que depuis la nuit des temps, les conflits sont des questions de territoires qui s’annexent, s’envahissent, se traversent, se redessinent, se perdent… et qu’immanquablement l’Histoire, et nos vies qui en font partie, s’écrivent entre trahison, pardon et réparation ?
Les éléments de réponses seront sur la scène du ZEF, Scène nationale de Marseille (puis à la Garance, Scène nationale de Cavaillon), où l’on retrouvera la fratrie de Lyn, Hafiz, Samuel et Benny, et le principe dramaturgique de l’anachronisme cher à Amann, avec cette fois la révolution algérienne pour toile de fond.

À la suite d’une bavure policière provoquant une émeute, Benny, le frère handicapé, a été gravement mordu par un chien ; il est en mort cérébrale. Dans le même hôpital — il faut bien pallier les coupes budgétaires de l’administration — se déroule un tournage sur la guerre d’Algérie et l’une de ses figures emblématiques, Djamila Bouereb. L’actrice qui l’incarne se retrouve en conflit avec le réalisateur car ses grands-parents étaient harkis. Un cruel dilemme la divise, mettant en jeu son histoire personnelle face à ses ambitions professionnelles. Baptiste Amann pose dans un parallèle scénique la question de la légitimité de la violence et de manière plus élargie celle du combat. Faut-il le poursuivre coûte que coûte ? Quand l’arrêter ?
Nul besoin d’avoir suivi les premiers opus, ce troisième épisode se présente comme un tout, autant nouveau chapitre que fin d’aventure. Baptiste Amann continue, avec malice et humour, à abolir les frontières spatio-temporelles, plaçant son intrigue entre un « ici et maintenant » et un avant qui parle de l’après en contant le présent.
Le jeune auteur, associé à la Comédie de Béthune, au TNBA (Théâtre National Bordeaux Aquitaine) et au ZEF, ne donne ni leçon ni positionnement ; il n’informe même pas, ou alors de façon indirecte. Il met seulement en présence. « Cela peut passer pour un manque de courage, se défend-il en riant, mais dans ces périodes où les lignes se tendent, je ne voudrais surtout pas être mal interprété… Toute mon énergie et celle de l’équipe est monopolisée dans cet effort de “non jugement” qui, au final, libère la pensée. » Là est toute la force de son propos.
Ce diplômé de l’ERAC ne recherche ni les coupables, ni les victimes, ni même qui a gagné ou perdu cette guerre d’Algérie ou les suivantes. Peu importe, le résultat s’affiche dans les rues d’Alger, devant les barres d’immeubles d’Avignon ou aux terrasses des cafés parisiens certains soirs de novembre ; la rage ne s’est pas éteinte… L’ébauche de pardon tissée par le temps se brise contre les nouveaux territoires qui dépassent la Méditerranée.

Que cherchent alors Baptiste Amann et sa fidèle équipe d’acteurs ? Des explications ? Des excuses ? À créer une polémique ? Et s’il ne cherchait qu’un sens à sa génération ?

« Ce qui m’intéressait, c’était ce postulat de départ : est-ce que notre société ne produit pas plus de juges que de justes ? Puis j’ai compris de manière organique que lorsque l’on travaille au théâtre, c’est le rapport à la justesse, pas à la justice, que l’on explore. La justice est là pour trancher, ce qui n’est pas le rôle de l’art, il n’a pas à dire comment penser. Si l’on voulait être dans des jugements, on serait soit sentencieux soit moraliste, ce qui éloignerait le rapport au sensible. Du coup, ce que nous proposons n’est rien d’autre qu’un regard posé sur une chose mise en équilibre de la manière la plus juste possible par rapport à comment on l’a regardée et avec qui elle s’est faite. »
Ce principe de questionnement se retrouve également dans le fonctionnement de la compagnie L’Annexe qui porte ce dernier projet, mais aussi de L’Outil qu’il co-dirige avec, entre autres, ses amis et comédiens Solal Bouloudnine et Olivier Veillon, appliquant ce procédé de metteur en scène tournant dans la lignée de leur collectif IRMAR (Institut des Recherches Menant À Rien).
S’il est le metteur en scène unique des Territoires, Baptiste Amann souligne ainsi à nouveau la part du groupe, de ce groupe-là : « C’est hyper important que mes projets existent dans une mosaïque plus large ; j’ai autant besoin de me mettre au service de leurs projets que de réaliser les miens, autrement j’aurais l’impression d’être amputé. Le groupe que l’on a constitué puis agrandi est primordial, j’écris pour ces acteurs ! » Une fusion qui explose au plateau.

Avec Des Territoires, Baptiste Amann propose au public des mises en situation en forme de pistes de réflexion. Au-delà de l’histoire intime et humaine qui se trame se profilent les ombres d’une histoire plus grande qui puise ses faits dans une mémoire se réécrivant collectivement, soir après soir.

 

Marie Anezin

 

Des territoires (… Et tout sera pardonné ?) :

  • les 14 & 15/11 au ZEF, Scène nationale de Marseille – Plateau du Merlan (Avenue Raimu ; 14e).
    Rens. : lezef.org

  • le 19/11 à la Garance, Scène nationale de Cavaillon (84).
    Rens. : lagarance.com