Faire un film de Sidney Lumet

Faire un film de Sidney Lumet (éd. Capricci)

A l’épreuve du cas Lumet

 

Cette semaine sort en librairie Faire un film, livre de l’immense cinéaste Sidney Lumet écrit en 1995. Mélangeant mémoires professionnels et guide de réalisation, l’ouvrage, d’une richesse inouïe, donne un point de vue unique sur le métier de réalisateur.

 

Né en 1924 dans une famille d’artistes new-yorkais, Sidney Lumet a commis plus d’une cinquantaine de films en autant d’années de carrière. Après un passage par la télévision qui laissera des traces dans la construction de ses récits, il débute au cinéma en 1957 par l’adaptation d’une pièce de théâtre à succès, qui deviendra un classique du cinéma politique : 12 hommes en colère. Il traverse alors l’histoire du cinéma américain, la fin des studios, le nouvel Hollywood, le grand spectacle des années 80 puis le retour des scénaristes dans les années 90 en construisant une filmographie d’une importance capitale, complexe et protéiforme. Réalisateur majeur du cinéma américain, il est notamment l’auteur de Serpico en 1973, Network en 1976 ou Le Prince de New York en 1981, jusqu’à 7h58 ce samedi-là en 2007. En 1995, alors qu’une grande partie de sa carrière est derrière lui (il tournera encore cinq films avant de s’éteindre en 2011), Sidney Lumet sort, sous le titre Making Movies, un livre à mi-chemin entre l’autobiographie professionnelle et le guide pour apprenti réalisateur. Un livre qui n’avait pas encore traversé l’Atlantique et que l’éditeur Capricci nous permet de découvrir depuis cette semaine sous le titre Faire un film. Autant le dire tout de suite, l’ouvrage est déjà un classique. Dès les premières pages, on comprend qu’on ne remerciera jamais assez Capricci de nous donner accès à ce trésor cinéphilique inestimable. Sur plus de trois cents pages et treize chapitres, Sidney Lumet, cinéaste virtuose, détaille pas à pas sa méthode de travail en l’illustrant de dizaines d’anecdotes de tournages, de réflexions sur le scénario, les acteurs, l’utilisation de la caméra ou l’importance des décors et des costumes. Avec une immense humilité sur son propre travail et un enthousiasme communicatif qui transparait à chaque page, on traverse cinquante ans de cinéma américain. Véritable cinéphile amoureux du métier, il cite Dreyer ou Kurosawa en exemple tout en égratignant gentiment Hitchcock et Lelouch. Même si l’on rencontre Brando, Newman ou Pacino, le name dropping et le croustillant ne forment pas du tout le propos du livre qui recèle une mine d’informations sur le cinéma comme création collective. Un ouvrage dense sur le processus de création, précis, intelligent, l’auteur faisant montre d’une finesse d’analyse rare sur son propre travail. Venant du théâtre, il met le scénario au-dessus de tout. C’est un sujet, une histoire qui donne naissance à ses films ; ensuite vient la façon de le traiter, ce que les critiques nomment « le style », un style parfois difficilement identifiable chez le réalisateur, ce qui lui a longtemps été reproché. Il s’en explique ici : le sujet du film passe avant tout, c’est lui qui définit le style, le fond caractérise la forme. Même chose pour l’image. Alors qu’il travaille souvent avec les mêmes équipes, Lumet choisi son directeur photo en fonction de son sujet, afin que l’image soit au service du scénario. Cette absence de style supposée (car en y regardant bien, il y a un cinéma lumetien, plutôt axé, pour aller vite, sur les questionnements moraux et leurs conséquences) est l’une des raisons qui ont empêché Lumet d’accéder à la même reconnaissance que les Coppola ou Scorsese. Autre question : à quoi servent les stars ? Lumet répond « à faire croire à l’incroyable ». Lorsqu’il choisit un casting cinq étoiles (Sean Connery, Lauren Bacall, Ingrid Bergman) pour Le Crime de l’Orient-Express en 1974, c’est parce que cette histoire d’Agatha Christie est tellement inconcevable qu’il lui faut être jouée par des icones, des dieux de l’Olympe pour gagner sa vraisemblance. Alors que dans Le Prince de New York en 1981, qui traite d’une affaire de corruption au sein de la police anti-drogue, il choisit Treat Williams, un presque inconnu, afin d’atténuer l’identification du spectateur et accentuer le réalisme. Lumet cherche à pousser le spectateur à penser la complexité des choix moraux. Ces quelques réflexions ne sont qu’un minuscule aperçu de la richesse d’analyse à laquelle il se livre ici. Faire un film est une véritable bible, tant pour les cinéastes en herbe que pour les amateurs de Lumet ou les simples cinéphiles. Un objet indispensable qui provoque l’émerveillement à chaque page et donne envie de revoir toute la filmo de l’auteur le sourire aux lèvres. Un tel testament est un cadeau unique, qui devrait être offert à l’entrée de toutes les écoles de cinéma.

Daniel Ouannou

 

Dans les bacs : Sidney Lumet – Faire un film (éd. Capricci)

Rens. : www.capricci.fr/