Fallible witnesses de Kapwani Kiwanga © P.Munda

Beautiful Africa à la Galerie du 5e

Détours aux sources

 

Dernier opus à la Galerie du 5e, où se joue le dernier acte du partenariat entre Marseille Expos et le grand magasin. Et contre toute attente, c’est avec un focus sur la scène africaine piloté par Lydie Marchi que l’histoire s’achève, sans tomber dans l’écueil d’un essentialisme malvenu.

 

Finie la petite touche arty des samedis après-midi shopping ! Les Galeries Lafayette ferment définitivement leur espace d’exposition, la bien nommée Galerie du 5e, après cinq années d’une programmation confiée aux membres du réseau d’art contemporain Marseille Expos. Ainsi l’art contemporain s’en retourne à ses whites cubes, et le consommateur à sa consommation… Si les motivations de l’enseigne semblent cousues de fil blanc quant au désir d’exposer « l’Afrique » sur les cintres comme sur les cimaises de la galerie d’art, l’exposition évite intelligemment le clin d’œil au tissu wax en vogue cet été dans les rayons prêt-à-porter féminins…

 

« Les musées et expositions doivent rester des lieux de conflits productifs, de pratiques dissidentes, et d’insurrection artistique et intellectuelle. » Okwui Enwezor

 

L’Occident vrombit depuis quelques décennies sous l’avènement d’une scène africaine émergente qui, loin de se cantonner au cliché d’un folklore chamarré et d’une gaieté   musicale, se fait la porte parole d’une génération d’« éveilleurs de consciences », pour reprendre les termes de Roxana Azimi, prête à en découdre avec les clichés dont souffre encore l’art du continent africain. La ligne postcoloniale acerbe suivie par le curateur américano-nigérian Okwui Enwezor lors de la 52e Biennale de Venise (All the World’s Futures) en témoignait en 2015, quant celui-ci plaçait la grande messe de l’art contemporain sous le signe du conflit, de la dissidence et de l’insurrection artistique. Quelques grandes expositions, et surtout la création de l’AKAA, la foire d’art contemporain et de design inaugurée en 2016 à Paris, témoignent de « ce mouvement amorcé depuis une quinzaine d’années permettant d’identifier un mode de production artistique qui, par-delà ses formes disséminées et ses horizons géographiques dispersés, traduit une expérience commune, conditionnée autant par l’identité de genre que par l’identité culturelle », expliquait Jean-Marie Durand dans Les Inrocks en novembre dernier, à propos de l’art africain féminin, à l’occasion de l’exposition L’Autre Continent au Muséum du Havre.

Comme l’AKAA, qui n’est pas « une foire africaine, mais un salon d’art contemporain qui a pour thème l’Afrique » (dixit Victoria Mann, sa fondatrice), l’exposition Beautiful Africa réunit un corpus d’œuvres dont le sujet est l’Afrique, et plus précisément, comme le souligne Lydie Marchi, sa zone subsaharienne. Les œuvres réunies par la commissaire ont souvent deux degrés de lecture. La première demeure charmante et séduisante, dispensant une vraie joie de vivre communicative et contagieuse à l’image de la vidéo béninoise du projet We Are happy from Cotounou (sur le tube de Pharrell Williams). La deuxième entre dans des considérations plus graves, politiques, au sens noble du terme. Notre regard sur l’Afrique, à nous, Occidentaux, nous oblige encore à un devoir de mémoire, à l’instar du film d’animation de Yona Friedman à voir dès l’entrée de l’exposition. L’illustration d’un conte recueilli par l’ethnologue allemand Frobenius, qui rappelle l’importance de la tradition et de la transmission orale à l’agonie en France, et en voie de disparition sur le continent africain. Les Contes africains réalisés entre 1960 et 1963 par Friedman et son épouse sont réalisés à partir de blocs de bois gravés, assemblés pour constituer les scènes du film. Une voix scande l’histoire sur un ton égal, la musique provient quant à elle du Fonds de musiques africaines de l’UNESCO. L’œuvre, qui relève autant de l’ethnologie que des arts plastiques, préserve un bien précieux et fragile de cultures rattrapées par la mondialisation et l’uniformisation, empêchées par la disparition des tribus et, avec elles, de tout un patrimoine. Fragilité et disparition également incarnées dans les fleurs flétries de Kapwani Kiwanga, qui semblent rendre hommage à un évènement dont on ignore tout. Son œuvre relève à la fois de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie : l’artiste interroge les modes de transmission et la mémoire postcoloniale à partir d’archives et, ici, à travers les vertus solennelles des gerbes minutieusement constituées qui commémorent un acte officiel chargé de symbole dont on ignore tout. « Le projet Flower for Africa tente de réinterpréter des bouquets et autres arrangements de fleurs et de plantes présentés pendant la transition vers l’indépendance (ou un événement historique connexe pour ce qui est de l’Ethiopie) dans ses cinquante-quatre pays », explique Caroline Hanckok dans son texte lors de l’exposition personnelle de l’artiste à la Galerie Karima Celestin en 2014. La matière marcescible utilisée par l’artiste (les fleurs) nous expose au revers d’une médaille pour laquelle les hommages et les recueillements finissent par être vains quand les actes ne suivent pas… Vanité contemporaine, les fleurs de Kapwani Kiwanga sont un message à l’encontre du pouvoir et des cérémonies qui le galvanisent, d’une violence inouïe. Elle questionne ici les déceptions engendrées par la croyance et l’espoir que représentaient l’indépendance, la libération du joug colonial et l’émancipation des peuples africains.

 

« Si je ne connais rien de mon identité, qui est-ce qui domine l’autre aujourd’hui ?» Eddy Kamuanga

 

Les tableaux de l’artiste congolais Eddy Kamuanga questionnent eux aussi la question de la préservation et de la survivance de peuples et de leurs cultures, à des millions d’années-lumière des data et autres considérations technologiques. D’une facture presque photographique, les personnages de la tribu Mangbetus, saisis dans leurs postures et leurs atours traditionnels (vêtement, outils) sont hackés par les lois d’un monde où nos actes sont prédestinés par la machine omnisciente ; ils s’effacent derrière les lignes d’un langage numérique qui évoque les codes du film Matrix. À la recherche d’un sujet pour peindre, le jeune artiste découvre l’histoire de son pays et entre dans le même temps dans un processus artistique, une quête identitaire et un travail de mémoire, « un art de guérison, dit-il, apaisant, coloré et aussi sombre dans la profondeur de son message. »

Il en va de même pour les autres artistes de l’exposition. Abdoulaye Konaté cache dans les tissus de ses peintures (sculptures abstraites) les signes et les symboles des sociétés secrètes maliennes, ou dévoile sa propre vision du monde face aux évènements meurtriers comme ceux de Bosnie, du Rwanda et d’Angola, fomentés par les pires esprits du capitalisme, de la cupidité et du pouvoir. Les photographies de Sammy Bajoli reconstituent des paysages industriels du Katanga au Congo dans des panoramiques accolés devant lesquels ses personnages nous interrogent du regard. Ce véritable travail historique et sociologique vérifie les versions dispensées par les autorités belges sur la véracité des discours aujourd’hui admis pour le Congo. Ses photomontages confrontent le résultat de ses recherches à l’activité économique actuelle comme celle des nouvelles ingérences commerciales et industrielles (asiatiques) sur le sol africain. De la même façon, dans les performances d’Otobong Nkanga, son corps disparaît sous les matières naturelles…

Enfin, Toufik Medjamia (dont la sculpture en papier découpé et cousu tourne dans les vitrines de la rue Saint Ferréol) dévoile des dessins noirs réalisés à l’encre et composés de centaines de petites hachures, comme pour répéter encore et toujours les gestes et les mots qui guident la main du dessinateur. Sortes de titans surpuissants aux corps nus et robustes, et dont les têtes sont remplacées par une maison, ses personnages forment le panthéon d’un peuple aux abois, à la recherche d’un monde qui les extirperait d’une déréliction implacable. Le monde décrit par Toufik Medjamia sonne le glas d’une fin de monde annoncée par le petit arbre décharné, seul élément d’un renouveau possible de l’installation.

Qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs, les artistes n’auront de cesse d’interroger encore leur histoire, leurs histoires, et leurs territoires, dans une quête qui permet tour à tour de comprendre, et de guérir des maux d’un passé et d’un présent parfois lourds à porter.

 

Céline Ghisleri

 

Beautiful Africa : jusqu’au 10/06 à la Galerie du 5e (Galeries Lafayette Saint-Ferréol, 5e étage, 1er).
Rens. : www.marseilleexpos.com