Alain Boggero

Alain Boggero – Cent visages à la MCJ Gallery

Tout un monde, ouvrier

 

Après son exposition Voleur de flyers à l’automne dernier à la Criée, Alain Boggero nous présente un nouvel aspect du monde ouvrier, qu’il connaît si bien… Rendez-vous à la MCJ Gallery.

 

Il ne s’est jamais vraiment considéré comme ouvrier. Même pendant les treize années qu’il a passées sur les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. Et pourtant, Alain Boggero n’a qu’un souhait : réhabiliter cette classe à ses yeux bafouée. « J’ai toujours été un mouton noir dans ce monde-là, le petit chétif dont on se demandait ce qu’il faisait là. Même moi, je me le demandais. » Impossible de lancer Alain Boggero sur son exposition sans avoir droit à toute son histoire. De ses oncles et père ouvriers à sa mère, femme de ménage, jusqu’à sa femme, elle-même issue d’une famille de mineurs… Car il faut connaître le personnage, du moins l’approcher, pour lire à travers les centaines de visages qu’il a mis en peinture. « Le nom de l’exposition, c’est Matthias qui pourra mieux vous en parler. Ce n’est pas que je n’ai pas choisi les œuvres, mais toutes me représentent et parlent de moi. » Matthias Julliand, le fondateur de la MCJ Gallery (situé à deux pas de la Plaine et ouverte il y a quelques mois), renchérit : « Cent visages, ou sans visages, cela dépend comment on voit les choses, car Alain Boggero peint avant tout ceux qui produisent dans l’ombre du capital, ces visages qu’on ne voit pas. » Matthias a été touché par l’artiste. C’est une histoire de ressenti, une rencontre fortuite qui fait qu’aujourd’hui, il l’expose dans sa galerie. « Alain est venu voir plusieurs vernissages, puis je suis allé chez lui, dans son atelier, voir comment il travaillait. On a discuté, on a accroché », raconte celui qui, à côté, exerce le métier de journaliste. En début d’expo, on peut observer quelques flyers devenus portraits, les mêmes qui avaient été présentés à la Criée à l’automne dernier…

 

« Je rêve de Beaubourg »
« Je peins sur toute sorte de matériaux, du carton, des panneaux, des draps, des t-shirts et parfois même des flyers... C’est marrant parce qu’au début, je disais que la peinture, c’était pour les bourgeois. C’est vrai quoi, ça coûte cher d’acheter les toiles, la peinture. » Voilà aussi pourquoi celui qui n’a jamais vécu de sa peinture, et ne tient pas forcément à le faire, travaille sur des matériaux récupérés. « Ce que j’aime avant tout, ce sont les couleurs, celles qui donnent vie aux visages de mes ouvriers. » Alain Boggero rêve d’une exposition de plus grande ampleur : « J’aimerais occuper un espace comme Beaubourg. C’est comme un bateau, Beaubourg. Sur les chantiers, on construisait des bateaux et vous savez, les bateaux finalement, c’est comme les maisons. Des sortes de maisons métalliques. » Ces longues années sur les chantiers lui ont valu un profond attachement à ces hommes. SES hommes en fait. « Le fait d’avoir été un peu le mouton noir, le mec différent, m’a permis de prendre du recul et de prendre le pinceau à la sortie. » La sortie ? Elle a été forcée, comme celle de milliers d’autres ouvriers embauchés sur les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer dans les années 80. « Le licenciement a été un drame, notamment pour des gars qui n’avait connu que ce métier. On a beau avoir plusieurs cordes à son arc, vouloir tenter autre chose, tu parles, quand tu n’as connu que ça… » Lui profite de ce licenciement pour étudier aux Beaux-Arts à Toulon. Aujourd’hui, en plus de la peinture, Alain Boggero fait de la bande dessinée et a écrit une pièce de théâtre intitulée Con d’ouvrier !. Le terme ne surprend ou ne choque que les personnes qui ne sont pas concernées : « C’est une expression très courante dans le milieu, un peu comme de dire que t’es forcément con quand t’es ouvrier, et que c’est pour ça que tu fais des bêtises. »

 

Le complexe des ouvriers
Le complexe, c’est quelque chose qui revient beaucoup dans la bouche de cet ancien charpentier-tôlier. Pour l’avoir expérimenté et surtout observé, le peintre est persuadé d’une chose : « On part forcément d’un complexe quand on est ouvrier. On le devient parce qu’on ne peut pas faire d’études, qu’on ne peut pas aspirer à plus, à mieux. » Un triste constat, largement renforcé selon lui par l’entourage de la classe ouvrière. « Y’a qu’à voir. On ne parle jamais de la classe ouvrière et quand on en parle, c’est pour dire qu’elle vote à plus de 50 % Front national », s’offusque-t-il. Sur la question, Alain Boggero est persuadé d’une chose : « Trop de gens fantasment sur ce parti. Laissons-les parler, ils finiront bien par perdre leur rimmel. » Il confie même que certains anciens collègues l’appellent, pour lui demander un conseil, ou lui confesser leurs envies de voter FN. « J’ose croire que ce n’est pas irréversible, que les gens se servent de ce vote avant de se rendre compte, un jour, de la supercherie. » Sur l’image et la perception de la classe ouvrière, Alain Boggero est à la fois critique et sceptique. Encore une fois, nous confiant avoir du mal à voir comment elle pourrait évoluer au vu de la mauvaise presse qu’elle subit. Et martèle encore et encore : « Il faut réhabiliter la classe ouvrière. Honorer tous les ouvriers. » C’est évident : Alain Boggero, soixante-sept ans, ancien ouvrier, peintre, philosophe à ses heures, se sent investi d’une mission. Et il l’honore tous le jours, sans exception. D’ailleurs, à la question de savoir s’il peint parfois autre chose que le monde ouvrier, il répond, amusé : « Bon, je ne sais pas s’il faut le dire mais j’ai fait du nu, il y en a quelques-uns dans mon atelier. » Jamais trop éloigné de l’univers ouvrier finalement, puisqu’il s’inspire de ce qu’il voyait affiché sur les chantiers. Quant aux autres inspirations, l’artiste confie aimer être surpris lors d’une exposition. Ou hors contexte. « Je me rappelle de ce type qui avait monté de toutes pièces un bateau géant qu’il avait fait voguer sur l’eau. Un bateau en papier, comme ceux qu’on fabrique quand on est minots. » Rêveur invétéré, Alain Boggero prend la vie comme elle vient, et n’hésite pas à revendiquer sa liberté à travers ses propos comme ses peintures. Celui qui a osé le grand écart entre son travail sur les chantiers et son travail actuel, au risque de s’éloigner, voire de se couper d’une partie de sa famille et de sa ville d’origine, reste profondément lié au monde ouvrier : « Je me rappellerai toujours de ce jour où deux types se sont fait écraser sur le chantier. On était tous là, autour des blocs, à attendre que les corps soient dégagés. Il pleuvait finement, comme dans un film. Et je me souviens de ces gars qui profitaient de la pluie pour pleurer. Parce qu’un homme, normalement, ça ne pleure pas. » Une sensibilité à l’état brut, qui transpire de ses œuvres et, selon le propriétaire des lieux, « ne laisse personne indifférent ».

 

Charlotte Lazarewicz

 

Alain Boggero – Cent visages : jusqu’au 9/04 à la MCJ Gallery (32 rue de Bruys, 5e).
Rens. : 06 48 11 53 68 /  www.mcj-gallery.com

Pour en (sa)voir plus : https://alainboggero.wordpress.com