© Damien Boeuf

Les Sentinelles

L’Interview
Lionel Corsini et Frédéric Coupet

 

A quelques jours du premier tour des Municipales, nous sommes allés prendre des nouvelles des Sentinelles, ce groupe de citoyens qui, il y a un an, faisait la une sous le nom de Commando anti-23 juin avec l’affaire Guetta. Démocratie partagée, civisme, CIQ, gestion de la cité… Entretien fleuve avec un collectif qui n’a qu’un mot d’ordre : « impliquez-vous ! »

 

Comment, suite à la « victoire » dans l’affaire Guetta, en êtes-vous venus à créer un collectif de citoyens ?
Par la force des choses… On pensait arrêter sur la réussite du Commando. On a tout de même lancé un appel aux artistes marseillais en les incitant à faire des propositions pour utiliser les 400 000 euros de la subvention annulée. C’était un appel ironique, on savait très bien que cette somme n’était pas dans les tiroirs, sûrement passée dans le déficit de MP 2013 ou dans la Fête de la Musique organisée par la société de production de Daniela Lumbroso…
Puis on a commencé à recevoir des demandes, des appels à l’aide, et pas forcément dans la culture. Des commerçants de la Pointe Rouge nous ont notamment alertés sur les travaux tests effectués à ce moment-là pour fluidifier le trafic entre la Pointe Rouge et les Goudes. 600 000 euros ont été investis pour deux feux rouges et quelques lignes blanches, et aujourd’hui, c’est pire ! On est passé d’une heure de bouchons tous les week-ends comme depuis quarante ans à deux heures minimum. En outre, des horodateurs ont été rajoutés, il fallait le faire ! Après qu’ils sont allés se plaindre, vidéos édifiantes à l’appui (dans lesquelles on pouvait voir une circulation à l’arrêt et des flics faisant passer les automobilistes au feu rouge), au conseil municipal, où on leur a dit que les travaux étaient concluants, des gros bras ont débarqué chez eux pour les menacer. Ils nous ont contactés pour témoigner, anonymement par peur, pensant qu’après la victoire dans l’affaire Guetta, on avait la solution miracle.
Le Commando avait commencé de la même manière : un intermittent, qui avait travaillé pendant plus de dix ans pour Adam productions, nous avait alertés sur le scandale, souhaitant rester anonyme par peur des représailles.
Et c’est ainsi qu’on en est arrivé à recevoir des demandes de toute part pour devenir le porte-voix de collectifs informels… De là sont nées les Sentinelles. Un groupe où, contrairement au Commando (qui compte 27 000 personnes, avec une bonne moitié d’inscrits sans leur approbation), les gens viendraient s’inscrire d’eux-mêmes, en s’investissant réellement.

 

Justement, qu’en est-il de l’investissement des membres ? Sont-ils nombreux à faire vivre les Sentinelles ? Comment cela se manifeste-t-il ?
Sur les 2000 membres que compte le groupe, environ 5 % sont actifs, c’est-à-dire partagent nos posts, participent aux discussions… Ce qui équivaut à une centaine de personnes, avec un noyau dur d’une trentaine. Le reste des membres sont des lecteurs et/ou des personnes s’activant sur des sujets qui les touchent plus particulièrement (le square Michel Levy, les arbres coupés place de Lenche…) et qui ont pu créer des petits collectifs informels. Quand on relaie quelque chose en rapport avec leurs sujets de prédilection, ils reviennent, puis disparaissent dès qu’on passe à autre chose.
Et puis il faut savoir qu’on refuse une dizaine de personnes par jour, par rapport à leurs profils…

 

Pourquoi ?
On est obligé de sélectionner, parce qu’au début, quand on acceptait tout le monde, on s’est retrouvé noyauté par des arnaqueurs au crédit, des call girls, des activistes de tel ou tel parti, et même des extrémistes dangereux, des groupes armés d’extrême droite, des anars qui veulent faire sauter l’Etat… C’est la rançon du succès, et c’est plutôt bon signe, ça signifie qu’on est beaucoup lu, partagé… Evidemment, ça ne nous plaît pas d’en arriver là, mais on n’a pas le choix. Il y a eu des périodes où on passait notre temps à faire du flicage, à cause de posts ou de commentaires insupportables : racisme, nihilisme… C’était irréel !

 

Suite à la création du groupe, vous avez lancé le site. Comment l’alimentez-vous ?
On est cinq permanents, et il y en a qui vont et qui viennent. Et puis il y a nos sources, qu’on ne va évidemment pas révéler : des gens, souvent des élus, de droite comme de gauche, qui nous informent en secret. Depuis quelques temps, la formule « tous pourris » est très présente sur les réseaux sociaux, et c’est quelque chose que l’on combat. C’est pourquoi il faut insister sur le fait que certains élus, de presque tous les partis, ont envie de faire leur boulot, d’échapper au clientélisme et au je-m’en-foutisme qui gangrènent la classe politique marseillaise. Certains ont envie d’être un peu fiers de ce qu’ils font et ils nous ont souvent contactés d’eux-mêmes (ça arrive moins ces derniers temps à cause des élections) ou sont intervenus sur certains sujets. Evidemment, il y aussi certains partis qui nous appellent pour qu’on lance des pétitions, ce que l’on refuse de faire.

 

Comment traitez-vous les sujets ?
Quand on a accepté cette « charge-là », on a essayé de le faire de plus en plus sérieusement et « justement ». Aujourd’hui, tout le monde est capable de balancer n’importe quoi sur le Net et d’être suivi par des centaines de personnes. Nous, on s’intéresse à des sujets précis, en cherchant des documents, des preuves administratives… Et quand on ne se sent pas capable de gérer un sujet ou que c’est trop dangereux, on s’adresse à d’autres, comme Anticor (NDLR : association fondée par Eric Halphen et Séverine Tessier afin de combattre la corruption et réhabiliter la politique), qui est plus calé et mieux armé que nous.

 

En vérifiant chaque information, vous faites en quelque sorte un travail de journaliste… que beaucoup qui ont pourtant leur carte de presse ne font pas…
Sans aller jusqu’au bout, tout simplement parce qu’on n’est pas journalistes. Et comme on ne peut pas être juge de tout non plus, même si on critique souvent les médias, ça ne va pas plus loin.
On est conscient de la totale virtualité de ce qu’on fait, quelque chose qui n’est que de l’ordre du débat et du discours (ce qui est peut-être le plus important dans nos sociétés aujourd’hui), et en même temps, de l’impact réel que ça prend auprès des gens, qui ont enfin trouvé un endroit pour s’exprimer de manière un peu sérieuse et sans cette espèce de chape de complots, de paranoïa, de délires haineux… Notre travail a aussi un impact auprès des élus, ceux qui sont ravis de trouver des citoyens prêts à s’impliquer, comme les mécontents qui sentent une pression grossir, et pas qu’à Marseille.

 

Ça doit vous prendre un temps fou…
L’équivalent d’un mi-temps. Mais il y a eu des périodes où ça nous prenait dix heures par jour. Soit on le faisait sérieusement, soit on se retrouvait avec plein de problèmes. On ne peut pas faire les choses à moitié. Avec le cadre qu’on s’est fixé, on peut se permettre de ne pas aller sur le mur des Sentinelles pendant une journée, même si de mémoire, ça ne nous est jamais arrivé ! C’est un gros travail, bénévole, qui n’empêche pas les insultes, les menaces, toutes ces choses hallucinantes qui nous sont arrivées.

 

Les menaces, c’est souvent ?
Ça vient par vagues… Ça dépend de l’humeur des gens, des sujets… Quand on a eu pas mal d’articles de presse, les gens se déchaînaient, notoriété oblige. Ça prouve aussi que tous les partis nous lisent.

 

Quand vous vous dites apolitiques, cela signifie-t-il « en dehors des partis » ? Parce que votre action et les valeurs que vous incarnez disent le contraire…
Sans doute… On représente, malgré nous, ce qui se passe en ce moment en France, et peut-être en Europe. Il faut trouver de nouveaux termes, de nouvelles utopies, pour que les gens se retrouvent dans des directions qui correspondent au monde contemporain. On utilise encore des mots du 20e siècle. Il faudrait oser reparler de l’humanisme. Depuis que le mur est tombé, des universitaires nous ont vendu l’idée de la fin des utopies, et c’est dommage.
Aujourd’hui, ça bouge de partout en Europe parce qu’on ne peut pas fonctionner dans cette espèce de néo-aristocratie qui s’est mise en place. Et on ne veut pas tomber dans le « tous pourris ». D’où le fait qu’on ait accepté de porter cette « charge ». C’est de plus en plus compliqué, les cartes se brouillent (Dieudonné, l’Ukraine…), l’extrême gauche et l’extrême droite se retrouvent souvent côte à côte… Tout est question d’éducation, de culture et de mémoire. Jour de Colère, c’est le retour aux années 30 !
Les premières choses qu’on nous a demandées par rapport à l’affaire Guetta, c’est d’installer de gros sound systems devant la mairie et de prendre le bâtiment à coups de briques… N’importe quoi !
C’est aussi pour ça que pas mal d’élus s’intéressent à nous, même en essayant de nous récupérer. Nombre d’entre eux se rendent compte que si on n’était pas là, certains sujets n’auraient pas été abordés, certes, mais il y aurait sans doute eu certaines violences. On a aidé à contenir ça. Si on était plus irresponsables, on aurait fait péter des choses…

 

Vous essayez de donner un sens à la démocratie en quelque sorte…
Oui, de représenter le peuple, sans oublier personne, contrairement aux populistes…
Un exemple : on compare beaucoup la France à l’Allemagne au niveau des politiques économiques et salariales, mais les médias et les politiques ne nous parlent jamais de la façon dont fonctionne la politique locale, sur laquelle on pourrait copier beaucoup de choses, notamment par rapport à l’implication des citoyens. Quand il y a des projets, ils ont très vite le droit à la parole, à corriger les choses. Une pétition, à partir de 10 000 signatures, a un impact, ouvre sur un référendum… Certaines choses fonctionnent mieux au niveau local parce que les citoyens sont impliqués.
Ce qu’on essaie de faire, au-delà de la critique envers les institutions territoriales (ce qui est très facile à Marseille puisque dans 70 % des cas, elles font mal leur boulot), c’est d’inciter les Marseillais à s’impliquer. Il faut arrêter de ne pas voter ou de voter toujours pour les mêmes sans s’impliquer dans des associations qui essaient de changer les choses. En fait, c’est le citoyen qu’on attaque avec les Sentinelles : celui qui donne le pouvoir à des gens puis se désintéresse totalement de sujets qui le concernent au quotidien. C’est normal que des élus fassent n’importe quoi, on n’est pas chez les Bisounours ! On ne peut pas se plaindre en permanence si on ne fait pas preuve soi-même de civisme, que ce soit au niveau de la propreté ou du contrôle des institutions. C’est aussi pourquoi on refuse certains sujets : on ne peut pas toujours vérifier les résultats. Par exemple, Change.org nous a demandé de porter une pétition demandant à tous les candidats aux municipales de publier les chiffres de leurs dépenses de campagne respectives. Pourquoi pas ? Mais il faudrait alors qu’on ait avec nous des personnes capables d’aller vérifier les infos dont on a eu vent : une équipe qui va faire fabriquer ses affiches en Belgique par exemple, afin que ça ne rentre pas dans les comptes de campagne. Ceux-là ne vont jamais nous dire tout le black qui circule en dehors des comptes officiels !
On insiste sur le civisme parce qu’on pense qu’une grande part du bordel organisé qui caractérise cette ville est dû à ce manque de civisme et d’implication. Après, on ne conseille à personne de faire la même chose que nous ! (rires)
Par ailleurs, il faudrait préciser les choses quant à la démocratie et l’implication des citoyens. Les termes de « démocratie participative » et « avis consultatif » nous paraissent inappropriés. On préfère parler de « démocratie partagée », qui implique un partage du pouvoir et des décisions. Et l’adjectif « consultatif » n’a aucun sens : un avis est pris en compte ou pas.

 

Vous « tapez » régulièrement sur les CIQ (Comités d’intérêt de quartier, instaurés par Gaston Defferre)… Vous avez d’ailleurs ouvert les yeux à beaucoup de gens, qui ne connaissaient même pas leur existence…
A commencer par nous ! A la base, les CIQ ne sont pas une mauvaise idée, mais ils sont devenus un outil pour les partis, un moyen de pression sur les services de police aussi, pour nuire aux bars, aux lieux de nuits, mais aussi aux festivals, aux animations de quartier… Les CIQ proposent pour leur part des animations de quartier souvent lamentables, et qui coûtent une blinde. De plus, leur financement est très opaque, et leur pouvoir, gigantesque. A l’approche des élections, on leur fait des « cadeaux », on leur refait des places…
Certes, la loi Vaillant, qui a instauré les Conseils de quartier, n’est pas parfaite, mais elle fonctionne différemment, et ne permet pas l’ingérence des élus : c’est quelque chose de plus citoyen et de moins politique. Cette loi est appliquée dans toute la France, sauf à Marseille, où il y a bien un collectif de quartier (Noailles), mais qui n’est pas reconnu par la Mairie !
On est un peu revenu de la loi Vaillant, parce qu’elle n’empêche pas non plus la probable récupération des collectifs par les partis… Quand on voit comment nous sommes dragués par les élus, on imagine facilement ce que ça peut donner…

 

Avez-vous pensé à une charte à faire signer par les candidats, à l’instar de ce qu’a fait Nicolas Hulot ou de la campagne que mène actuellement Anticor (charte signée à Marseille par le Front de Gauche et la liste de Pape Diouf uniquement) ?
On y a pensé, on a même beaucoup travaillé là-dessus, mais on a été dépassés par l’ampleur de la tâche. Un document existe, mais pour l’instant, on ne le trouve pas à-propos, ni complet. Il ressemble trop à un programme politique.
A un moment donné, dire aux élus ce qu’il faut faire et leur demander de signer, c’est impossible. Anticor a sans doute les outils pour contrôler ça… Ils nous ont aidés sur quelques dossiers.

 

Vous avez récemment proposé un questionnaire concernant la culture à Marseille. Que comptez-vous en faire ?
Il s’agit notamment de fournir un mode d’emploi aux personnes qui ouvrent des lieux ou veulent les transformer à cause de problèmes de bruits ou de financements. Comment insonoriser un lieu aux normes, mais avec un coût acceptable ? Il y a des méthodes d’insonorisation alternatives et efficaces aujourd’hui, autres que les boîtes d’œuf au mur (rires). Pourquoi ne pas s’inspirer par exemple de ce qui se fait à Bruxelles ou à Barcelone, à savoir des cartes immobilières avec un zonage de la vie diurne et nocturne ? C’est très basique : quand on va louer ou acheter dans un quartier, dès l’agence immobilière, il y a des pastilles de couleur qui font qu’on ne peut pas ignorer où on va s’installer. Même si chacun le sait, ça devient officiel. C’est comme pour les rues à sens unique ou en sens interdit, on le sait, c’est légal, c’est fait pour fluidifier la ville. Tout le monde voit le panneau, personne ne se pose la question. A un moment donné, il faut officialiser les choses : ce quartier est résidentiel, celui-ci est commerçant, celui-ci est un quartier nocturne.
Là, on touche exactement à ce qui nous intéresse : comment organiser la politique de la ville ? Car si nous sommes apolitiques, on est complètement politique au sens de gestion de la cité, du « vivre ensemble », même si c’est un poncif de pub…
Il faut trouver des solutions concrètes pour rendre les choses plus lisibles. Sinon, on tombe dans les travers que l’on connaît bien, à commencer par le clientélisme : le patron de bar qui connaît un élu, il n’a pas de problème, mais celui qui ne connaît personne, il est foutu.

 

Après, il y a peut-être des choses contre lesquelles les organisateurs d’événements ou les lieux ne peuvent pas lutter… Comment faire quand on est frappé de fermeture administrative pour tapage nocturne à 20h15 ?
Pour le Waaw, c’est un peu spécial, puisqu’on est face à un CIQ anti-jeunes dans un quartier destiné aux jeunes depuis trente ans… Là, on est en plein dans la schizophrénie marseillaise. Le Cours Julien le soir, c’est une place fantôme ! A 21h, tout est fermé et il n’y a pas un chat, à part quelques alcoolos. C’est une problématique de Marseille et de la France d’aujourd’hui : un refus des jeunes, de la vie.

 

Avec ce questionnaire, vous ne vous cantonnez plus à soulever des lièvres, vous entrez dans un logique de proposition…
On accepte d’être les « bouseux », de mettre les mains dans le cambouis quand c’est nécessaire… C’est ce que tout le monde devrait faire : la gestion de la cité, c’est mettre les mains dans la boue. Etre dans le concret, avoir des chiffres, ce sont des vraies choses que l’on peut opposer aux politiciens. Quand par exemple on va voir un politicien pour lui dire qu’il faudrait des points d’eau dans la ville, il ne va pas nous dire qu’on a tort, il va même nous rétorquer « Vous avez raison, il y en a d’ailleurs ! » Sans chiffres, la discussion s’arrête là, alors qu’on peut agir concrètement.
On veut faire avancer les choses, mais on ne peut pas prendre tous les problèmes à bras le corps ! D’autant qu’on est bénévoles. Patinoire, Sodexo, Veolia, Open 13… On a soulevé de gros sujets, on les a détaillés et illustrés avec des documents, on a été relayé par la presse… Et pourtant, les gens nous disent souvent : « Vous avez perdu, ça n’a servi à rien… » Mais on est en démocratie, tout le monde peut prendre le relais ! Vous êtes aussi les Sentinelles !

Propos recueillis par Cynthia Cucchi

 

Rens. www.les-sentinelles.net

Le questionnaire culture des Sentinelles : http://www.journalventilo.fr/2014/02/19/le-questionnaire-des-sentinelles/