Polémique : "l'affaire Guetta"

La rançon du succès

 

Culture, politique, business, image : « l’affaire Guetta », qui suscite la polémique depuis déjà quinze jours, cristallise un nombre impressionnant d’enjeux et de dysfonctionnements liés à Marseille, et pas simplement en tant que Capitale de la Culture. Tâchons d’y voir plus clair.

Deux semaines que c’est parti. Deux semaines de révélations, de controverses, d’indignations, de commentaires, de rebondissements, deux semaines qui se sont jouées en quelques heures seulement, et surtout, deux semaines qui marquent le commencement d’une histoire. Alors, éliminons d’emblée cette vérité et avouons-le clairement : si David Guetta n’avait pas été au cœur de cette polémique, elle aurait sans doute connu des proportions bien moindres. Il n’y a finalement jamais eu d’« affaire David Guetta » ou de « Guettagate » : il est ici question de l’argent du contribuable, de la collision entre pouvoirs public et privé à Marseille, d’une certaine conception de la démocratie telle que pratiquée à l’échelle locale, de la situation des différents acteurs qui contribuent quotidiennement au rayonnement de la culture, de l’image de Marseille véhiculée à l’aube d’une année capitale, et plus généralement de transparence, de redistribution, de résistance. Autant de problèmes de fond réels, autrement plus importants que la position de chacun sur le blond platine collectionnant les disques du même nom. Seulement voilà : c’est bien la venue de David Guetta qui est à l’origine de ce mouvement de contestation. Et manifestement, ce n’était pas la bonne personne à inviter.

Argent public vs intérêts privés
Reprenons les choses dans l’ordre. Le 10 décembre dernier, une subvention de 400 000 euros est attribuée en conseil municipal pour un concert de David Guetta, le 23 juin prochain au Parc Borély. Un concert gratuit ? Non, un concert payant (et pas donné) organisé par Adam Concerts, important producteur local sans concurrent notable (il n’y a pas eu appel d’offres). Premier problème de taille : ce producteur est une entreprise privée, qui touche ici une faramineuse enveloppe constituée des deniers publics… Curieusement, personne ne relaie dans un premier temps l’énormité de la chose, jusqu’à ce qu’un groupe se constitue sur Facebook afin de manifester sa colère : le « Commando anti-23 juin ». Emmené par Lionel Corsini et non pas Dj Oïl (il est toujours utile de faire la distinction entre le citoyen et l’artiste), le groupe va voir sa fréquentation exploser à partir du 7 février, date à laquelle le site d’information Marsactu révèle la convention de mise à disposition (gratuite) du parc municipal susmentionné pour le concert. L’information se répand comme une traînée de poudre, et charrie avec elle une avalanche de réactions indignées. Derrière ce qui reste une énième manifestation de la rencontre entre les milieux politique et économique à Marseille, apparaissent en filigrane mille et une autre questions : Adam Concerts avait-il réellement besoin de cet argent pour financer un spectacle sur lequel il encaissera la billetterie et la buvette, tout en bénéficiant gratuitement de cet espace municipal d’une jauge de 23 000 personnes ? Pourquoi avoir finalement « cédé » le Parc Borély à une telle entité, alors qu’il a trop souvent été refusé par le passé à d’autres manifestations de moindre envergure, sans doute plus éco-responsables, et également affiliées au champ des musiques amplifiées ? Comment balayer d’une telle somme toutes les problématiques liées au financement des différents acteurs (artistes, associations, salles de spectacle…) qui participent du rayonnement culturel de Marseille, mais manquent si cruellement de moyens ? Pourquoi ne pas proposer, puisque subvention il y a, des places à un prix plus accessible pour les classes populaires qui seraient intéressées par ce spectacle ?

Combat d’idées
En l’espace de quelques jours, les événements s’accélèrent, et tout le monde prend part au débat. Les politiques de tous bords, bien sûr (dont on taira ici les noms afin de ne pas leur faire de (mauvaise) publicité), qui vont s’affronter sans réelle conviction. Certes, la position de la majorité sur le sujet reste consternante, mais du côté de l’opposition, qui a réagi bien tard, l’impression donnée reste celle du laisser pisser. Les médias nationaux à vocation généraliste, ensuite, qui ont donné à l’affaire une dimension méritée, même s’ils font tout naturellement le jeu (c’était couru d’avance) de cette image déformée de Marseille que l’on nous sert trop souvent, cette ville à problèmes, cette ville qui la ramène, cette ville incapable de gérer ses affaires courantes sans attirer l’attention sur elle. Les citoyens marseillais, enfin, et surtout, qui se sont mobilisés en nombre important pour faire part de leur désapprobation — la page web du groupe « Commando anti-23 juin » compte actuellement 30 000 membres. Parmi ceux-là, plus de vingt mille ont à ce jour signé la pétition visant à annuler purement et simplement la subvention pointée du doigt. Lionel Corsini le répète : ici réside le seul objectif du « Commando anti-23 juin », dont l’action, à moins d’être relayée par un autre organe, s’en tiendra là. Selon un point inscrit noir sur blanc dans le règlement du conseil municipal, il est en effet envisageable de rediscuter la proposition adoptée en décembre dernier, pour peu qu’au moins dix mille des signataires soient domiciliés à Marseille… Ce chiffre a-t-il été atteint ? Pas encore. Mais ce serait pour bientôt… Par ailleurs, la convention de mise à disposition du Parc Borély comporte de grossières erreurs de date qui la rendraient d’emblée caduque (manifeste erreur de frappe qui montre bien la précipitation dans laquelle tout cela s’est joué) et justifient à elles seules qu’on la réécrive — ou mieux, qu’on la rediscute.

Remonter la Capitale
Que retenir de cette mobilisation qui sonne d’ores et déjà comme un rappel à l’ordre, au moment où Marseille semble de plus en plus incapable de maintenir cet équilibre, par nature introuvable, entre la réalité de sa politique culturelle et le reflet tronqué qu’elle tente d’en renvoyer ? Tout d’abord, que les citoyens marseillais en ont ras la casquette — et de la façon dont sont administrées les affaires courantes (édifiant conseil municipal daté du 11 février, toujours accessible en streaming sur le site de la mairie), et de ces « petits arrangements entre amis » que l’on a trop pris l’habitude de voir éclore (ceux-là mêmes qui traduisent le détournement du bien public au profit des pouvoirs en place). La puissance des réseaux sociaux a pu donner une envergure à cette prise de conscience, dans un contexte particulièrement propice : celui de Marseille Provence 2013, Capitale Européenne de la Culture. Et c’est là le deuxième enseignement de cette histoire : bien qu’elle ait connu quelques retards à l’allumage (désaffection des forces vives de la culture « endogène », communication axée sur le tourisme, week-end d’ouverture décevant), Marseille se doit de continuer à envoyer des signes forts quant à sa construction en tant que Capitale. En pleine période de crise, mettre 400 000 euros sur un concert de David Guetta (et Mika, et Jamiroquai, et qui on voudra…), c’est extrêmement symbolique. Qu’en pense l’équipe de MP 2013, qui a labellisé l’affaire et n’est depuis pas intervenue dans le débat ? Un grand événement « populaire », tel que suggéré par la commission européenne concernée, ce serait donc une gigantesque sauterie « VIP » animée par un jet-setter qui lève son doigt bien haut ? 400 000 euros, des dommages collatéraux, et une publicité négative à l’échelle nationale.

PLX