Belfast Maine de Frederick Wiseman

Frederick Wiseman ou l’art du récit documentaire

Le moindre geste

 

Pilotée par Tilt, le FRAC et MP 2013, la grande rétrospective consacrée à Frederick Wiseman à Aix-en-Provence et Martigues, avec la venue sur deux jours de cet immense cinéaste, se présente comme l’un des événements cinématographiques majeurs de l’automne.

 

Le mot fut lancé par Henri Langlois au sujet des plans Lumière : l’une des fonctions du cinéma est de conserver l’impondérable, au-delà des sociétés, de soi, des époques. Ce point fondamental de la geste cinématographique a traversé l’image-mouvement du dernier siècle, et plus particulièrement lors de l’épreuve du réel à l’écran. Ou comment le cinéma devient le « lieu de toutes les perversions simulées, entre documentaire et fiction », comme le souligne Frédéric Sabouraud, reprenant immédiatement la pensée de Claude Lévi-Strauss (« L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique »), dans son ouvrage consacré à Robert Flaherty, grand mystificateur (ou plutôt mythificateur), considéré, peut-être à tort, comme le père du documentaire.

S’il est un cinéaste qui a repoussé les limites ontologiques du rapport au réel, il s’agit bien de Frederick Wiseman. Dans son Essai sur le principe de réalité documentaire, François Niney revient sur un élément fondamental de l’œuvre de Wiseman et de sa démarche cinématographique : le cinéaste s’oppose à la geste du cinéma direct, et donc à Rouch, reconnaissant bien volontiers que ce qui est élaboré ici est une œuvre de fiction, la réussite de l’œuvre documentaire étant indissociable de sa capacité à créer l’illusion. François Niney ponctue : « Il faut bien saisir l’importance de ce que dit Wiseman, qui n’est paradoxal qu’aux yeux des fanatiques de l’objectivisme : ce travail délibéré de la forme comme fiction est incontournable en tant qu’expression ; l’ignorer ou le récuser (en prétendant filmer le réel tel quel), c’est se condamner au contraire à la pire des manipulations. (…) La position paradoxale n’est pas du côté qu’on croit. »

L’œuvre du cinéaste a radiographié avec une intelligence rare, durant plusieurs décennies, les moindres artefacts de la société nord-américaine, à travers une œuvre prolifique d’exception. Mais au-delà, il développa une pratique artistique rigoureuse qui permit, en quelque sorte, de répondre aux problématiques des rapports au réel dans l’image-mouvement : lors des tournages, peu voire pas de préparatifs, encore moins de repérages, de très nombreuses heures de rushes (parfois deux cents heures pour un film) qui constitueront la matière modelable, pas d’interviews, pas de voix off, pas de musique, et un refus net de demander à tourner derechef une séquence ratée. Tilt, le FRAC et MP 2013 s’associent aujourd’hui pour proposer, à Aix-en-Provence et Martigues, une rétrospective fort complète, et salutaire, de l’œuvre de Frederick Wiseman, avec en point d’orgue la présence du cinéaste les 29 et 30 novembre. Se confronter au travail de cet immense artiste, c’est atteindre cet idéal de l’image vivante ; (re)voir son premier opus, Titicut Follies, son œuvre phare Belfast Maine, ainsi que les derniers films tournés en France, c’est élaborer une expérience relationnelle avec l’image-mouvement, une manière d’atteindre le paradigme même des histoire(s) du cinéma.

Emmanuel Vigne

Frederick Wiseman ou l’art du récit documentaire : du 20/11 au 6/12 à Aix-en-Provence et Martigues.
Rens. 04 91 91 07 99 / www.cinetilt.org / www.mp2013.fr

La programmation détaillée de la rétrospective Frederick Wiseman jour par jour ici