Virginia à la bibliothèque © Vincent Beaume

Retour de Scène | Virginia à la bibliothèque par la Cie ERD’O

Louve, y es-tu ?

 

Après les terrains multisports, les châteaux toboggans et les parcs, la metteuse en scène Édith Amsellem, adepte d’un théâtre hors les murs, convoque son public dans des bibliothèques pour révéler avec brio la formidable œuvre de Virginia Woolf sur la place des femmes dans la littérature.

 

Pour nous rendre au lieu de la représentation, il nous aura fallu d’abord monter des escaliers jusqu’à l’étage de la bibliothèque municipale du Merlan, avant d’en redescendre de plus petits, dérobés, et de nous engouffrer dans un dédale d’étagères, pesantes de livres et brochures en tout genre, pour tout âge, pour tout usage, guidé.e.s par un médiateur affable. C’est dans ces soubassements-là que nous découvrons le décor de la pièce, rangées de livres et magazines méticuleusement sélectionnés pour leur pertinence avec le sujet. Les titres dressent l’ambiance : Les Suicidées, Secrets d’outre-tombe, Après la fin, Les Revenants, Fantomas

Un portrait de Shakespeare trône là avec quelques-unes de ces œuvres ; c’est qu’il sera pas mal question de lui ainsi que de sa sœur.

L’authentique bibliothécaire des lieux initie le rituel en nous relatant brièvement le parcours de vie de Virginia Woolf, icône féministe avant-gardiste, écrivaine moderniste reconnue, une des premières à utiliser la technique d’écriture du courant de conscience, issue d’une famille aisée, mariée mais ayant entretenu des relations avec des femmes, souffrant de troubles dépressifs, morte noyée avec ses poches remplies de pierres.

Puis c’est le fantôme de Virginia elle-même — à qui Anne Naudon, actrice fétiche de la metteuse en scène Édith Amsellem, prête sa chair — qui, convoquée, surgit drapée, pour nous livrer une conférence sur le sujet des femmes et de la fiction, point de départ à l’écriture de son essai A room of one’s own.

Le volume, plus généralement connu en France sous le titre Une chambre à soi, a bénéficié d’un nouveau souffle grâce à la traduction plus récente de Marie Darrieussecq, qui en a modernisé la prose et a choisi de l’intituler Un lieu à soi.

C’est à partir de cette version que la metteuse en scène et l’actrice ont à elles deux adapté pour la scène le court mais exigeant essai, en en gardant les passages les plus évocateurs, et les plus essentiels.

Le dernier spectacle d’Édith Amsellem, J’ai peur quand la nuit sombre, libre variation sur le conte du Petit Chaperon Rouge, ne laissait guère de place au doute quant à l’engagement féministe de la metteuse en scène et de sa troupe. Ayant eu pour désir depuis longtemps de monter le texte d’une écrivaine, l’artiste s’est tournée vers l’essai de la même manière que démarrent les réflexions de Virginia Woolf : à travers l’observation de sa bibliothèque, elle dessine un paysage littéraire peu paritaire et développe des hypothèses quant à ce déséquilibre.

Constatant un décalage de taille entre les personnages féminins fictifs et leurs consœurs réelles, elle attribue cet état de fait aux hommes écrivains, enclins à imaginer des personnages de femmes libres et/ou complexes mais point de vivre avec ou de laisser vivre de telles personnes.

De même l’Anglaise se figure, pour la science, le destin qu’aurait pu connaître Judith, une sœur imaginaire de Shakespeare, si elle était elle aussi née avec un incroyable don, et ce qu’il serait advenu, ou plutôt, ce qui ne serait pas advenu de ces talents, que sa condition féminine ne lui aurait pas permis de cultiver.

Il en va donc ainsi de ces préconisations pour les femmes : indépendance financière et un lieu à soi, afin d’avoir toute latitude pour créer.

La mise en scène, sobre et ludique, oscille ainsi entre les effets de réel et les sursauts de paranormal, et percute par son efficacité à nous faire entendre les conclusions très justes de Virginia Woolf à l’endroit de la place des femmes dans la littérature.

Anne Naudon donne une envergure à la fois familière, sensible et puissante à l’écrivaine et le tour de force réussi par la pièce est de la rendre accessible à un public large, que l’on espère nombreux et hétéroclite, afin que le message de 1928, plus que nécessaire encore près d’un siècle plus tard, trouve son chemin auprès des jeunes et moins jeunes générations.

 

Barbara Chossis

 

Virginia à la bibliothèque par la Cie ERD’O était présenté les 28 & 29/01 à la Bibliothèque du Merlan et du 4 au 8/02 à l’Alcazar.

Rens. : www.enrangdoignons.com