La Traviata © Corrado Fulvi

La Traviata de Giuseppe Verdi à l’Opéra Toulon Provence Méditerranée

Misères et splendeurs d’une courtisane

 

Le sacrifice de Violetta, parce qu’il reste incompréhensible, gratuit et conduit à un fatal renversement des valeurs, ressort du ravissement des grandes mystiques. Son image agit, à la manière des Madeleine dont les longues chevelures ornaient les retables de jadis, précisément là où notre carapace émotionnelle est la plus vulnérable.

 

La thématique de la prostitution envahit l’art de la seconde moitié du XIXe siècle. L’écart social et les rapports de classe se cristallisent en peinture, en littérature, en musique. De la Nana de Manet à celle de Zola, de Manon Lescaut à Emma Bovary, des cocottes d’Offenbach aux Demoiselles d’Avignon, l’échelle des illusions perdues se dégringole aussi vite qu’on l’a gravie. Parmi ces rinceuses de bouteilles de quinze ans, cracheuses de poumons à vingt, bien peu trouveront leur Swann. Tous les territoires sociaux sont concernés ; bientôt, par un passage spécialement aménagé du nouvel Opéra Garnier, les abonnés pourront rencontrer les petites danseuses… Basta ! Cela aurait suffit à faire de Violetta une victime universelle, mais Verdi ne verse pas dans cette typologie critique. Son personnage est illuminé de l’intérieur par un renoncement d’une toute autre dimension. « Quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon devient presque toujours pour elle un châtiment » avait mis en garde Dumas fils, auteur de La Dame aux Camélias qui servit de référent au livret.
Violetta est-elle prise d’un vertige orphique de l’échec ? A-t-elle voulu écourter un destin probable de lorette vieillie, « traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé »(1), pour ne laisser, dernière élégance, que cette trace météorique dans le souvenir et l’imagination des hommes ? Verdi apporte à ces mystères une vérité sans fard et sans fadaises, propulsée par cet élan expressif qui n’appartient qu’à lui où se mêlent des réminiscences de sa relation ambigüe avec la soprano Giuseppina Strepponi, poursuivie par l’opprobre attachée aux actrices, fussent-elles lyriques. A sa création à Venise en 1853, La Traviata est perçu comme un opéra de rupture avec la tradition du drame bourgeois et subit l’échec avant de connaître un an plus tard le succès indéfectible que l’on sait.
Violetta précède, parmi les rôles légendaires de l’opéra, ces deux ou trois papillons de nuit (Mimi, Manon…) dont le battement d’ailes désespéré contre les parois rigides du XIXe a fait pleurer ceux-là mêmes qui les avaient érigées. A Toulon, il reviendra à Angela Nisi le redoutable privilège d’incarner la belle odalisque. Dotée d’une fine silhouette que rehausse la limpidité de ses aigus, la soprano italienne colore son registre central d’un grain plus profond, gage d’une vibrante sensualité intérieure ; si semblable en cela à ces jeunes filles, dans les tableaux de Greuze, dont le regard noyé semble chercher quelque chose qu’elles ne retrouveront pas. Giuseppe Tommasi (Alfredo) émerge depuis quelques années de la scène opératique italienne. Il revient d’une tournée au Brésil (2015) avec Angela Nisi où ils auront établi une utile complicité musicale pour leurs rôles respectifs dans cette Traviata : une judicieuse intuition de la direction artistique de l’opéra toulonnais.
Le baryton Igor Gnidii (Germont père) animera ce long tête-à-tête avec Violetta, scène d’anthologie de l’acte II où, sous la figure d’autorité, la dévoyée offre à la morale philistine l’holocauste de sa grâce triomphante et que l’ouvrage bascule du portrait de genre à l’allégorie de la Passion.
La mise en scène de Henning Brockhaus est attentive à la bivalence des personnages et des situations qu’il fait saillir par de troublants détails et précisions incisives dans le jeu d’acteur. L’immense scénographe Josef Svoboda (disparu en 2002) avait apporté au cadre scénique sa pénétrante vision architecturale (2). La réunion de ces deux-là ne manque pas de provoquer une sorte de pessimisme à la Flaubert, régulièrement teinté d’enthousiasme.
L’intelligence musicale du chef Paolo Olmi retrouvera dans ces monuments du répertoire dont l’œuvre foisonne aujourd’hui (Brindisi, chœur des Bohémiennes, Di Provenza…), l’impact originel des intentions complexes du compositeur magnifiées par un style belcantiste revisité aux accents si capiteux.
La Traviata de Verdi offrira toujours, avec une profusion inépuisable, l’accès à ses charmes dont la surprise se fait, à chaque rencontre, plus indéfinissable et sensible. « E strano ! E strano (3) ! » C’est étrange… le bonheur d’aimer.

Roland Yvanez

 

La Traviata de Giuseppe Verdi : du 13 au 17/05 à l’Opéra Toulon Provence Méditerranée (Boulevard de Strasbourg, Toulon).
Rens. : 04 94 92 70 78 / www.operadetoulon.fr

 

Notes
  1. Baudelaire – Œuvres posthumes, 1908[]
  2. Réadaptation des décors Benito Leonor[]
  3. Acte 1 – Scène et Air de Violetta[]