The Lottery of the Sea d'Allan Sekula

Things Not Necessary Meant to Be Viewed as Art à Vidéochroniques

Hors d’œuvres

 

Retour dans les années 60 chez Vidéochroniques, avec une exposition qui retrace les débuts de l’art conceptuel, et interroge par là même les prémices de l’une des plus grandes incompréhensions de l’art contemporain. L’art est cosa mentale disait Léonard de Vinci, et l’idée prévaut sur la forme. N’en déplaise aujourd’hui encore à ses détracteurs…

 

Things Not Necessary Meant to Be Viewed as Art a été conçue par le groupe de recherche de l’Ecole supérieure d’Art et de Design de Toulon. C’est donc un commissariat à têtes multiples, parmi lesquelles Edouard Monnet, directeur du lieu, qui a réalisé cette exposition tout en l’inscrivant dans un programme plus vaste de réflexion autour du statut irrésolu de certains travaux artistiques et de la porosité de différentes notions relatives à l’œuvre d’art, à sa visibilité, à sa production et à son autonomie.
Une fois n’est pas coutume, Vidéochroniques nous propose une exposition riche et complexe qui revient sur l’histoire de l’art conceptuel et ses formes non produites, non plastiques, ne trouvant jamais leur finalité dans l’objet. L’exposition, construite autour de la figure tutélaire de Mel Bochner et de son œuvre Working Drawings and Other Visible Things on Paper not necessarily meant to be viewed as Art (1966), rassemble quelques œuvres figurant les moments clés de cette histoire d’un art qui ne se donne plus à voir mais à penser, et que la critique Lucy Lippard théorisait en 1968 comme relevant de « la dématérialisation de l’art ». S’il en est toujours ainsi, l’art conceptuel demande peut-être plus encore au regardeur une adhésion qui relève de la croyance, une croyance véritablement mystagogique comme le précise Bernard Stiegler : « L’art ne s’œuvre comme une œuvre que si l’on y croit. » Les formes inédites de l’art conceptuel demandaient à l’amateur d’art d’abandonner les codes qu’il avait l’habitude de manipuler dans son rapport à l’œuvre et à l’exposition. Des formes particulières qui perdurent encore aujourd’hui et qui trouvent leur place aussi dans cette exposition, comme en témoigne la présence d’Allan Sekula. « L’art est pour Mel Bochner une activité qui permet de penser la relation aux choses du monde », dit Claire Legrand. Idées, systèmes et processus rassemblent les quinze protagonistes de l’exposition autour de questions qui éclosent dans les années 60 et s’opposent aux théories greenbergiennes. Il y est notamment question des rapports entre l’art et la société, l’artiste et la société, l’hégémonie de l’auteur sur l’œuvre… Ou comment échapper au marché de l’art ? Comment cesser de produire d’avantage tout en continuant à faire de l’art ? Quelle autonomie pour l’œuvre d’art ? Ou encore, comme il est dit dans le dossier de presse, de quoi relève le statut artistique d’une production, « de la notion d’art en tant qu’activité plutôt qu’économie productrice d’objet » ?
Les œuvres réunies dans l’exposition tentaient en leur temps de répondre à ces questions qui secouaient alors la scène artistique. Cette remise en question des modèles établis d’antan dépassait, on le sait, le champ de l’art, s’étendant à une société tout entière. L’une des réponses apportées par le commissaire et marchand d’art Seth Siegelaub, à qui le Stedelijk Museum d’Amsterdam consacre actuellement une très belle exposition, sera les fameux catalogues-expositions. Le fascicule fait à la fois office d’œuvre et d’exposition, assumant les deux statuts. Dans le Xerox Book publié en 1968 aux Etats-Unis, les œuvres de Carl Andre, Sol Lewit, Robert Barry, Joseph Kosuth, Laurence Weiner sont des sortes d’exercices pensés et imaginés pour la forme catalogue-exposition, préparées en photocopie et imprimées en offset. Chaque artiste dispose de vingt-cinq pages et déploie un geste à la fois protocolaire et performatif, à l’instar de Carl Andre qui propose une version de sa série de Scatter Piece en disposant une à une sur l’écran du photocopieur vingt-cinq cartes de format carré selon une composition déterminée par le hasard. How to look d’Ad Reinhardt se déploie pour l’exposition sur un poster géant, forme inédite proposée par les commissaires pour cette série de page d’art faite de cartoon collé publiée entre 1946 et 1947 dans l’hebdomadaire P.M. Un ensemble de dessins politiques et caustiques se déploie sur les murs de la galerie, comme une attaque en règle de la part d’Ad Reinhardt envers l’abstraction ou l’art moderne… Un bâton d’André Cadere trône dans un coin. Sa présence rappelle que dans les années 60, le bateau d’anneaux de couleur de Cadere dénonçait déjà les conditions et les critères d’exposition comme apanage des programmateurs et du commerce de l’art, et impliquait politiquement cet artiste qui jouait à perturber les expositions en abandonnant ses bâtons ici et là, également envisagés et conceptualisés comme « des peintures sans fin »… Plus proche dans le temps, le film d’Allan Sekula, The Lottery of the Sea, sorte d’essai philosophie et social de trois heures, voit le monde de la mer comme une allégorie du capitalisme et de la mondialisation.
Things Not Necessary Meant to Be Viewed as Art est une exposition exigeante qui demande au spectateur un investissement intellectuel évident. A l’image de Working Drawings and Other visible Things on Paper not necessarily meant to be viewed as Art, l’œuvre de Mel Bochner, qui marque le début d’un mouvement lui-même marqué par la diversité des démarches artistiques s’en réclamant. En 1966, Mel Bochner convie à une exposition les dessins, esquisses, documents, listes et photocopies produites par diverses personnes (parmi lesquelles des artistes plasticiens) sans nécessairement les envisager comme des œuvres d’art. Il présente d’ailleurs ses dessins dans des classeurs administratifs banals et donne à l’ensemble un statut d’archive documentaire loin des modes de monstration admis dans le monde de l’art, et ce tout en assumant son côté rébarbatif. Ces œuvres ne se sirotent donc pas, mais nous obligent à engager notre regard. En cela, elles nous permettent ce plaisir intellectuel que propose parfois une œuvre d’art quand il s’agit de construire avec elle une pensée, et plus seulement de la recevoir passivement. Si les tas de photocopies vous découragent, ne vous privez pas des commentaires d’Elsa Roussel, qui vous aideront à cheminer dans l’une des périodes les plus stimulantes de l’histoire de l’art du siècle dernier.

Céline Ghisleri

 

Things Not Necessary Meant to Be Viewed as Art : jusqu’au 9/04 à Vidéochroniques (1 place de Lorette, 2e).
Rens. : 09 60 44 25 58 / www.videochroniques.org