Schnell, Schneller, photo de répétition

Schnell, Schneller au Théâtre de Lenche

L’Interview
Franck Dimech (Théâtre de Ajmer)

Malgré un interdit sur l’utilisation au théâtre des écrits de Charlotte Delbo, résistante communiste déportée à Auschwitz, et une baisse drastique de sa subvention de fonctionnement municipale (moins 60 %), le Théâtre de Ajmer maintient avec détermination la création du spectacle Schnell, Schneller au Théâtre de Lenche. Rencontre avec le metteur en scène à l’issue d’un premier filage.

 

En regardant le filage, on finit par penser que l’extermination était contre-productive. Le capitalisme a mieux réussi en transformant les gens en zombies consommateurs.
Bien sûr, le capitalisme est d’ailleurs lié au nazisme. Il ne faut pas oublier que dans les années 30, Henri Ford faisait des chèques au parti nazi. Ce parti a été monté en épingle par les grands capitalistes de l’époque qui en ont profité notamment pour contrer le communisme.

 

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’amener ce thème de la déportation sur un plateau de théâtre ?
Ça peut paraître paradoxal, mais c’est venu de mon travail sur les Shadoks. Mon hypothèse de départ, sans mauvais jeu de mots, c’était qu’il y avait de la Shoah dans Les Shadoks, car au-delà du principe de divertissement, c’était métaphorique du système de la réification, de la chosification. Poussé même à son extrême radicalité puisqu’ils entreprennent de détruire leurs congénères mais en se détruisant aussi eux-mêmes. Un système de génocide qui va tellement loin que l’on se l’applique à soi même. C’est parti de là, comment vider l’humanité de sa substance pour en faire de la marchandise. Pasolini disait « Le pouvoir c’est le fascisme ».
Les textes qu’on avait utilisés dans Les Shadoks, de Phillipe Murray, de Tarkos, de Georges Perec, renvoyaient de manière métaphorique à la question de la déportation, tout comme les textes de Charlotte Delbo que j’avais découverts à cette époque. On ne les a pas utilisés dans Les Shadoks. Mais j’avais commencé à travailler dessus. C’est venu comme ça. L’envie de se questionner sur ce que le théâtre pourrait venir faire là-dedans, à un endroit où on sent bien que toute représentation est obscène. Parce des spectacles sur cette question, il y en a… des films, des fictions…

 

Il y quelque chose d’irréductible, ce sont ces images que nous avons des camps, elles contiennent tout…
Oui ces images-là sont plus fortes que tout ; d’une certaine manière, rien ne peut leur faire la nique, aucune peinture, aucun tableau, aucun film… On a travaillé sur des images des camps, mais assez vite on a abandonné. On s’est rendu compte que c’était aller dans un mur car, d’une certaine manière, il n’y a rien à en tirer. Par contre, je pense que ce n’est pas justement l’histoire de l’oralité. C’est le principe du spectacle que l’on cherche à faire. Ce qui est moteur de notre travail est dans les mots, dans leur énonciation et pas dans toute entreprise d’imitation, d’illustration, de représentation.

 

Oui mais ces images sont tellement puissantes qu’elles adviennent sans qu’on le veuille, qu’elles ne peuvent pas être recouvertes, qu’elles reviennent se configurer, se mettre en face de la parole. Adorno disait qu’après Auschwitz toute poésie serai vaine, morte.
Il disait aussi « Il y a dans les ciels d’Holderlin les fumées d’Auschwitz. »

 

C’est comme si ces images étaient indépassables. Et ça a beaucoup à voir avec la figure humaine. Adorno encore disait que le visage est une demande. C’est en cela que les visages des acteurs nous intéressent dans leur prise de parole, cet écart entre douceur et tension… Mais parfois, dès que les mots arrivent, c’est comme si ça réduisait…
Je crois qu’on n’a pas fini de mesurer la portée de ces mots dans notre travail. Là, on a assisté à un premier filage et il y a encore beaucoup de choses à perdre là-dedans. Ça implique que cette parole, il faut la tendre, il faut qu’elle harponne. Pour le moment, je sens que les mots flottent encore à l’intérieur de la bouche des acteurs. Il faut que ça devienne plus sec, on n’a pas encore atteint l’os. Le fil de la parole n’est encore tendu au bon endroit. Je sens bien qu’il faut encore travailler, que c’est vraiment à cet endroit que le théâtre peut avoir à faire avec ce type de matériau. Si le théâtre n’est pas là pour donner la parole à ce peuple d’absents, de morts, alors il n’y a pas de théâtre. La question c’est : de quoi nous chargeons-nous ? De quelle parole nous chargeons-nous? Elle n’est pas simple, elle n’est pas vide… Et les conditions économiques de ce travail sont très motrices. D’une certaine façon, j’ai envie de dire tant mieux. C’est moral. Comme disait Godard à propos du film Kapo, « Le travelling est une affaire de morale. »

 

En fait, au départ, la phrase est de Luc Moullet…
Du coup, il y a moins de choses que prévues J’ai voulu prendre l’initiative qu’il n’y ait pas de lumières de théâtre sur les acteurs ; si lumières il y a, ce sera peut être dans le public. On n’a pas recours à une sonorisation. Juste ce piano sur lequel on essaie de travailler sans que ça devienne une idée… Je voudrais dire un mot de la situation de notre compagnie qui a, avec détermination, forgé son indépendance dans une relation avec le public notamment. Les subventions de la Ville ont baissé drastiquement, sans aucune somation, de 60 % sur une enveloppe de fonctionnement quand les autres compagnies ont perdu 15 à 20 %. Il ne s’agit pas de conventionnement comme c’est le cas pour certains des gens de ma génération. Ça fait quand même vingt-cinq ans que je travaille ici avec la particularité de faire également de grands spectacles à l’étranger.

 

Comment expliques-tu cette situation ?
Ce à quoi j’assiste, on y assiste tous de manière assez passive. Il faut voir ce que Marseille est en train de devenir. Ce cynisme des institutions qui, en voulant donner une forme de visibilité, de lisibilité à la culture dans la ville de Marseille, concentre tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme.

 

Tu parles de Dominique Bluzet…
Oui bien sûr, quatre théâtres entre Aix et Marseille et là, les Bernardines. Ce n’est pas que je veuille taper sur quelqu’un qui par ailleurs se charge de choses dont on peut se demander pourquoi les autres ne sont pas en mesure de se charger.

 

C’est peut-être parce qu’on installe des gestionnaires, qu’on mélange de plus en plus l’art et la culture pour que tout cela ne soit pas déficitaire et participe au tourisme. Avec un peu d’art contemporain parce que c’est ce qui vend et que c’est une caution élitiste. On voit bien où ils veulent en venir. On voit même que ceux qui font partie de ça se sentent mal. Alors tout le monde morfle. Il y a une volonté de faire disparaître tout un pan de la production théâtrale. « Il est de la règle de vouloir la mort de l’exception », comme disait Godard, encore…
Quand j’ai eu l’entretien avec la Ville, j’étais presque comme un spectateur, c’est glaçant. Passer de 20 000 à 8 000 euros pour la compagnie, c’est se retrouver à la limite du dépôt de bilan. Alors qu’il y a de l’activité locale et internationale à l’Amjer et qu’une économie est générée. Ce travail devait ouvrir sur un second volet à Aubervilliers puis un troisième avec la Minoterie. Ça nous laisse dans une position intenable pour le projet, sans compter l’interdiction de nous servir des textes de Delbo. Beaucoup de choses ont été remises en question dans les projets de la compagnie. J’en suis à reformuler d’autres manières de travailler, comme beaucoup d’artistes actuellement, de façon à produire de l’action culturelle.

Propos recueillis par Olivier Puech

 

Schnell, Schneller : du 3 au 7/11 au Théâtre de Lenche (4 place de Lenche, 2e).
Rens. : 04 91 91 52 22 / www.theatredelenche.info

Pour en (sa)voir plus : www.theatredeajmer.com