Gravure Marie Galante editions Heugel

Marie Galante ou l’exil sans retour au Théâtre National de La Criée

Ô ma mémoire avons-nous assez navigué (1) ?

 

Sur le navire qui l’emporte, Marie embarque une blessure paradoxale, la plaie et son baume, ce que l’on fuit et ce que l’on a perdu : son passé. Apparue dans le contexte ambigu et plombé des années trente, Marie Galante est une œuvre théâtrale et musicale inclassable sur une partition de Kurt Weill en exil à Paris. Musiques Interdites la ressuscite dans une transfiguration flamboyante.

 

Etrange forme, étrange histoire que la genèse et le devenir de cette œuvre. D’abord roman à succès, Marie Galante(2) raconte la triste aventure d’une jeune fille de l’Assistance publique (Marie) embarquée contre son gré pour l’Amérique du Sud et prête à tout (Galante) pour rejoindre sa patrie. Impliquée dans une histoire d’espionnage opposant les futurs belligérants de la Seconde Guerre mondiale, la tendre héroïne fera le voyage retour dans son cercueil. Assombri par l’atmosphère pessimiste de l’époque, le récit est gouverné par la fatalité de l’échec et la mélancolie d’une France idéalisée.

 

Tranches de vies
En 1934, Jacques Deval adapte son roman pour le théâtre où il décline, entre pathos et légèreté de boulevard, le thème de l’exil mieux maîtrisé dans sa forme romanesque. Ironie cynique du destin, il rédigera cette transposition lors d’un séjour aux Etats-Unis avec Louis-Ferdinand Céline qui écrit, dans la pièce à côté, les premiers chapitres de Mort à crédit. Matière à réflexion sur la porosité des milieux artistiques au racisme insidieux qui infectait l’air du temps dans la France d’avant la Shoah… Kurt Weil n’en est pas moins contacté pour mettre la pièce en partition. L’Opéra de quat’sous, en collaboration avec Bertolt Brecht, avait valu au compositeur allemand une renommée internationale depuis 1928. Mais après l’incendie du Reichstag en février 1933, ses œuvres sont censurées, ses biens confisqués et ses droits d’auteur suspendus par le régime nazi. Il débarque sans ressources à Paris le mois suivant. Sa formation et ses goûts musicaux l’ont conduit à privilégier les formes hybrides mêlant littérature, danse, chant et comédie en mélangeant les genres musicaux qu’il affectionne : l’écriture sévère du choral luthérien, le romantisme sombre de Mahler, l’opéra, le jazz et la chanson populaire. Ces antécédents en font l’homme de la situation pour la mise en musique de Marie Galante.
La partition contiendra des sections purement orchestrales sous forme d’ouverture, d’intermèdes musicaux et des chansons avec accompagnement instrumental : chants de matelots, nostalgiques et crus, ou chants hispaniques au rythme voluptueux. Cependant, malgré l’importance des moyens engagés, la réussite n’est pas au rendez-vous et la pièce rapidement retirée de l’affiche. Mais les songs de Kurt Weill poursuivront une existence autonome, parfois profondément renouvelés. Victime de l’antisémitisme d’une partie de la presse et de l’opinion publique française, le compositeur se réfugie aux Etats-Unis en septembre 1935.

 

Musiques Interdites
Pour Michel Pastore, la question de la forme est essentielle dans la restitution du contexte d’un aussi problématique passé, en évitant les anachronismes mais en relevant tous les aspects prémonitoires qui font sens aujourd’hui et nous renvoient à notre inquiétant présent. Concepteur du spectacle, il a choisi de placer la musique de Kurt Weill à l’origine de sa proposition scénique pour en être le mobile autour duquel l’écriture rythmée et sensuelle du roman se met en mouvement. Pour assortir les jeux sonores de la prosodie et les figures de style de la musique, il pourra compter sur un fidèle compagnon, le pianiste Vladik Polionov qui dirigera les quatorze musiciens, la soprano Emilie Pictet et l’actrice Irène Jacob, avatars chantés et parlés de Marie, ainsi que le baryton Jean-Christophe Maurice et la basse François Leroy.
Dans l’amnésie des problèmes résolus, l’Europe se désagrège sous les coups de butoir des nationalismes populistes, des démagogues racistes, de l’égoïsme de chacun, de la désespérance de beaucoup dans un monde qui file vers son mauvais infini. Il revient aux artistes de révéler la part invisible qui échappe à la grande histoire, ces petites lueurs singulières étouffées par des machines d’aliénation et de mort puis ensevelies sous l’indifférence et l’oubli. Répondant à l’impératif claudélien de « ne pas séparer l’art d’avec la vie », la quête assidue de Michel Pastore et les initiatives de l’association Musiques Interdites pour valoriser ce patrimoine artistique fragile et menacé deviennent chaque année plus indispensables ; cependant plus précaires malgré l’accueil et l’aide logistique apportés par le Théâtre de La Criée. Omettre de pourvoir aux moyens de tels objectifs serait un renoncement de plus. Dans une onde mauvaise à boire, Avons-nous assez divagué (2) ?

Roland Yvanez

 

 

Marie Galante ou l’exil sans retour : les 23 & 24/11 au Théâtre National de La Criée (30 quai de Rive Neuve, 7e).
Rens. : 04 96 17 80 00 / www.musiques-interdites.eu

 

Notes
  1. Guillaume Apollinaire – La Chanson du mal-aimé[]
  2. Albin Michel-1931[]