Manifesta 13 Marseille
L’entretien
Mathilde Rubinstein (Manifesta 13 Marseille)
La treizième biennale nomade d’art contemporain Manifesta sera inaugurée le 7 juin prochain, date à laquelle l’impatience qui commence à se faire sentir autour du QG de la Canebière s’apaisera. À quatre mois du lancement, peu d’infos sur la programmation, les rendez-vous et les artistes choisis par les quatre commissaires auteurs de cette treizième édition d’une manifestation à l’échelle de l’Europe (1)). Pour comprendre le processus de la biennale et entrer dans les coulisses de cette édition marseillaise, nous avons rencontré Mathilde Rubinstein, coordinatrice générale de Manifesta 13 Marseille.
Le temps leur est compté. Entre le moment de la candidature (2016), la constitution d’une équipe, le choix des commissaires (décembre 2018) et celui du thème (« Traits d’union »), la phase de recherche et de découverte des acteurs du territoire, le dessin d’un projet artistique et l’ouverture officielle le 7 juin 2020, l’équipe et les artistes doivent en un temps record découvrir, assimiler, projeter, inventer et réaliser des projets qui cherchent à penser autrement la ville et l’inclusion de l’art dans la cité. Tenter de s’ouvrir à de nouvelles formes, de nouveaux lieux, de nouveaux publics sans faire table rase du passé, mais en sortant des horizons d’attentes. Les professionnels, les artistes et le public du territoire, parfois dans la défiance vis-à-vis des méthodes et d’une mise en éprouvette de leur ville, patienteront encore un peu pour découvrir le contenu de cette biennale qui se révèle au compte-gouttes depuis les inaugurations de l’espace sur la Canebière et du Tiers QG, où Jordi Colomer donnait une conférence la semaine passée. L’artiste est déjà un indice sur la teneur de Manifesta 13, sur laquelle sa coordinatrice générale nous a un peu éclairés…
Mathilde Rubinstein explique que le travail de fond n’a réellement commencé qu’en 2018 avec l’étude de cartographie sensible réalisée par Winy Maas et ses recherches autour de la notion de grand puzzle, faisant de Marseille un exemple pour organiser la nouvelle Europe en tant que « laboratoire européen de la ville réinventée ». En février 2019, la présentation des travaux menés par Winy Maas et les étudiants des universités de Delft et de Marseille avait remué le couteau dans la plaie quelques mois seulement après le drame de la rue d’Aubagne, mais avait également rassuré ceux qui s’inquiétaient d’une relative liberté de ton et de pensée vis-à-vis de la municipalité, à l’origine de la candidature de la ville. Qu’en est-il un an plus tard ?
Quels aspects spécifiques à Marseille ont joué selon vous pour remporter la candidature ?
L’existant, c’est à dire la présence et la structuration sur ce territoire d’un grand nombre d’opérateurs culturels de qualité. Mais également sa situation géographique et économique, dont la présence d’Euromed. Rappelons que c’est la première fois que la France accueille Manifesta, que la biennale a été imaginée après la chute du mur de Berlin pour penser l’Europe, dans une union culturelle et sociale, une réunion des blocs Est/Ouest et des deux rives du bassin méditerranéen. Marseille, comme Palerme en 2018, s’est imposée de par son positionnement entre l’Europe et la Méditerranée, et réunissait toutes les conditions requises à sa nomination.
Comment avez-vous pensé les liens entre art et société à Marseille ? Comment réfléchir à des propositions artistiques s’adressant au public éloigné de l’offre culturelle ?
En accentuant le modèle de la biennale, dont les recherches et l’organisation œuvrent dans ce sens depuis sa création. Se donner les moyens et du temps pour connaitre le territoire avant de proposer des choses et se donner comme axe de faire autre chose que de l’art pour l’art. La biennale doit être un miroir sociétal et faire bouger les lignes. Elle doit s’ancrer dans le quotidien des gens et renforcer à Marseille le processus urbain. Notre méthode, c’est donc de rencontrer des gens différents, aux pratiques artistiques variées, des gens qui ignorent même avoir une pratique artistique, pour donner la possibilité à la voix de la ville de s’exprimer dans la biennale.
Comment avez-vous été chercher ces gens ?
Rencontrer des gens prend du temps. Pour être efficaces, nous nous sommes appuyés sur un réseau ; les commissaires eux-mêmes avait déjà des liens avec la ville, des affinités…
Nous avons donc été à la rencontre de publics selon les thématiques soulevées par la découverte du territoire. Nous avons par exemple travaillé avec un centre de jeunes mineurs, un public qui nous été demandé par les commissaires. L’équipe éducative est présente à Marseille depuis 2018, elle a donc entamé un travail de médiation avec les publics en amont de la programmation « Traits d’union ». C’est tout ce travail que nous pouvons voir au Tiers QG, dans le « Tiers programme », comme en ce moment avec l’exposition de Gethan & Miles.
Combien de personnes travaillent aujourd’hui pour Manifesta ?
Vingt personnes travaillent en ce moment sur la biennale et nous doublerons cet effectif dès l’ouverture officielle.
Quelles sont les sources de financement de la biennale ?
La biennale est financée par la billetterie et la vente de produits divers, ainsi que la vente du projet urbanistique, mais aussi par des partenaires privés et les institutions (Ville de Marseille, ministère de la Culture, Préfecture, Département), en-dehors de la Région qui finance quant à elle le programme des « Parallèles du Sud », à savoir la programmation associée par Manifesta des acteurs du territoires, qui fera rayonner la biennale en dehors de la cité phocéenne. 96 projets ont été retenus sur les 380 qui ont été déposés.
Pouvez-vous citer avec quelles institutions et quelles associations vous travaillez et de quelle façon ? Et si vous le pouvez, nous donner des exemples de commandes artistiques, de performances et d’interventions dans l’espace public…
Nous avons travaillé avec beaucoup de structures comme le Centre éducatif fermé, les Excursionnistes marseillais, la fac et les universitaires, les écoles d’art d’Aix et de Marseille, l’école d’architecture, l’Institut Pythéas (Observatoire des Sciences de l’Univers)… à différentes étapes du projet, pendant l’étude urbaine avec Winy Maas pour le projet pédagogique notamment. L’appel à candidature des « Parallèles du Sud » nous a aussi ouvert des collaborations et porté à notre connaissance des associations et des acteurs qui entraient en résonance avec les thématiques et les champs couverts par la programmation « Traits d’union », ou nous ont emmenés vers d’autres domaines.
Comme je vous l’ai dit, le temps d’incubation est long et nous ne pouvons toujours pas communiquer sur le contenu de la biennale. Les projets sont encore en cours d’étude de faisabilité et peuvent encore évoluer, les artistes sont choisis et contactés mais certaines choses sont encore en cours. Nous avons organisé les premiers voyages de recherche d’artistes du monde entier (France, Maroc, Liban, États-Unis…) à Marseille en septembre 2019. Au total, quarante artistes ont été programmés pour « Traits d’union » et vingt-cinq commandes ont été formulées, de nouvelles œuvres produites dans le cadre de la biennale et donc intrinsèquement liées à ce qui se passe ici à Marseille.
L’axe suivi par les quatre commissaires, qui change par rapport aux autres éditions, sera de questionner la place de l’institution muséale dans les pratiques culturelles et d’essayer de donner une nouvelle définition de cet espace, d’imaginer une nouvelle façon de vivre cette institution et d’en donner une nouvelle définition. Par exemple, le Conservatoire, qui n’est certes pas un musée, sera entièrement intégré dans cette édition et les Marseillais le (re)découvriront entièrement pour certains et partiellement pour d’autres, cette institution n’ayant pas une forte visibilité dans la ville.
C’est un axe de la biennale dont on entend parler et dont on peut s’étonner. 70 % des événements de Manifesta auront lieu, dit-on, dans les musées marseillais. Pourtant, on peut lire ici et là que Manifesta s’oblige à garder des distances avec ce qui s’impose à elle culturellement…
Il y aura aussi d’autres « lieux insolites », et les musées et autres institutions culturelles ne représenteront qu’environ un tiers de la proposition. Nous voulons valoriser le patrimoine architectural de la ville et attirer un autre public au musée par le biais de propositions innovantes et tout à fait inattendues dans ce genre de contexte. Nous devons d’ailleurs remercier la direction des Musées de Marseille, et Xavier Rey en particulier, pour son ouverture et la grande liberté qu’il laisse aux artistes trublions proposant quelque chose de décalé dans ces institutions, en regard avec les collections.
Reprenons l’exemple du Conservatoire place Carli qui est un lieu patrimonial par excellence, mal identifié par les Marseillais, dont la plupart ignorent que l’on peut y voir des concerts chaque semaine. Cette architecture appartient à l’histoire de la ville.
Les événements de la rue d’Aubagne ont-ils changé votre regard sur la ville ? Comment ce drame a-t-il modifié cette treizième édition ?
C’est arrivé pendant l’étude de Winy Maas, les commissaires n’étaient pas encore choisis et le projet pas encore construit. Ils sont donc arrivés à Marseille dans le contexte de sidération suscité par le drame. Ils ont d’ailleurs été très impressionnés par l’élan collectif qui émergeait dans la ville, dont ils se sont emparé pour construire un projet autour de cette thématique du collectif et de la manière de créer ensemble des solutions nouvelles. Lors des premières interviews, les gens en parlaient beaucoup. La question du logement aura à n’en pas en douter une place dans cette édition, mais sûrement pas de façon littérale. Le geste artistique, c’est de transformer la question sociétale en lui donnant une autre forme et de participer à une histoire commune. Cette question du logement n’est d’ailleurs pas spécifique à Marseille, on la retrouve à Londres, à Palerme ou au Kosovo, et elle sera au cœur des réflexions de la biennale à l’instar d’autres urgences qui s’imposent à nous, comme la préservation de la nature ou la représentation des cultures urbaines.
Comment faire selon vous pour aller chercher plus loin que « les têtes d’affiches marseillaises » que peuvent représenter certains artistes et certaines structures telles que la Friche ou le FRAC pour aller creuser dans un vivier artistique plus anonyme ?
Il n’a pas été facile d’entrer dans les musées et d’y proposer des pratiques innovantes ; ils avaient déjà leur programmation et leur organisation se voit un peu chamboulée par notre arrivée. Mais ce n’est pas à leur demande ; d’ailleurs, Manifesta n’a pas vocation à travailler avec les institutions que vous citez. La biennale s’invite dans les musées dans le cadre d’un projet qui vise à repenser ces institutions.
Le Tiers QG est pour l’instant le lieu où les personnes et les pratiques les plus confidentielles ont pignon sur rue. C’était d’ailleurs la problématique des porteurs d’« Archives invisibles » : donner de la visibilité à ceux qui en ont le moins. Dans cette idée, nous montrons des gens qui ne travaillent pas nécessairement sur le devant de la scène mais qui apportent un autre regard, comme par exemple sur la place du square Louise Michel qui raconte l’histoire d’un quartier, les Excursionnistes marseillais et le projet de Gethan & Miles sur le territoire, les archives du Polygone Étoilé, celles d’Hôtel du Nord, le CIPM… Des lieux et des gens pertinents et sérieux, riches dans leur contenu, que nous aurons plaisir à mettre en lumière.
Manifesta sera-t-elle présente dans les quartiers nord, et si oui, sous quelles formes ?
Nous voulons valoriser ce qui se fait de bien, à l’image des actions que nous menons avec les « Archives invisibles ». Même si le travail de médiation n’a pas vocation à être visible, nous mettrons en valeur ce que les associations ont nourri au Tiers QG.
Propos recueillis par Céline Ghisleri
Manifesta 13 Marseille : du 7/06 au 1/11 à Marseille.
Rens. : 04 86 11 81 18 / manifesta13.org/fr/home
Espace Manifesta 13 : 42 La Canebière, 1er
Petit glossaire de Manifesta
- Winy Maas est un architecte urbaniste néerlandais. Il a été sélectionné pour la réalisation d’une étude interdisciplinaire urbaine de Marseille en amont de la biennale Manifesta.
- La ville puzzle, c’est le nom de l’étude urbanistique de Winy Maas. « Marseille est un grand puzzle, annonce tout de go l’architecte de l’agence MVRDV. Elle est très différente de Paris ou des villes hollandaises comme Rotterdam que je connais bien. »
- Les quatre commissaires : la Marocaine Alya Sebti, l’Espagnole Marina Otero Verzier, la Russe Katerina Chuchalina et l’Allemand Stefan Kalmár.
- Le Tiers QG est le siège du Tiers programme, situé sur la place Bernard du Bois, un point d’entrée dans le quartier de Belsunce en face de la Gare Saint Charles.
- Le Tiers Programme, ce sont les projets développés par l’équipe éducative, qui se dote d’un espace de rencontre et de restitution.
- Les Archives invisibles, c’est le nom du projet du « Tiers Programme », programme éducatif et de médiation de Manifesta 13 Marseille. Les Archives Invisibles est un cycle de huit expositions autour d’archives collectées et issues de la collaboration entre artistes et structures citoyennes de quartiers de Marseille.
- Traits d’union, c’est la programmation officielle de la biennale.
- Group-Think. L’artiste danoise Stine Marie Jacobsen a été invitée à développer un projet de long terme avec des établissements scolaires de Marseille dans le cadre du « Tiers Programme ».
- Les Parallèles du Sud. En parallèle de la programmation principale de la biennale, chaque édition de Manifesta comporte un programme d’évènements parallèles. Pour cette treizième édition, cette mise en lumière du territoire et de ses acteurs locaux se tiendra durant Manifesta 13 Marseille, du 7 juin au 1er novembre 2020.
Notes
- Marseille succède à Palerme (2018), Zurich, Saint-Pétersbourg, Limbourg (Belgique), Murcie (Espagne), Trentin (Italie), Saint-Sébastien, Francfort, Ljubljana (Slovénie), Luxembourg et Rotterdam (1996[↩]