Chronique | L’Extraordinaire Voyage de Marona d’Anca Damian

À la vie ! À la mort ! À l’amour !

 

L’Extraordinaire Voyage de Marona d’Anca Damian est une gigantesque fresque coloriste et humaine, qui place le film d’animation au rang d’œuvre picturale muséale pour tous. Le message de fraternité qu’il véhicule est porté par une synergie de talents, parmi lesquels l’incontournable auteur de bande dessinée Brecht Evens. Nul besoin d’avoir des enfants pour s’enthousiasmer devant ces feux d’artifice flamboyants, ce film sait, avec tendresse et originalité, amplifier l’émerveillement qui persiste en nous.

 

Il y a des films d’animation qui sont des instants plaisants à partager en famille. Et d’autres comme L’Extraordinaire Voyage de Marona qui nous happent à tel point que dès la sortie de la salle, on ne pense qu’à une seule chose : vite « rembobiner le film », à l’instar de son héroïne Marona, petite chienne irrésistible qui, pendant une heure trente, nous conte avec délice sa vie après avoir vu la mort.

Ne pensez pas voir un énième long métrage dont le personnage principal est un cabot craquant, convoquant inévitablement sympathie, larmes et rires. L’Extraordinaire Voyage de Marona dépasse le simple sujet des rapports entre chien et maitre, il s’agit d’un pamphlet visuel sur la relation, telle qu’elle s’imagine, se pense, se construit, se délite ou se brise… chez tout être, canin ou humain. Anca Damian estime que dans les sociétés actuelles, les sentiments nous effraient. Elle se sert donc de l’animation et de la facilité d’accès que représente le visuel pour faire vibrer l’émotion et distiller ses messages philanthropiques, ici, au son de l’attendrissante voix off de Lizzie Brocheré.
Novateur dans sa structure, explosant tous les codes tout en privilégiant l’artisanat (mélange de 2D, 3D et papiers découpés), le film reprend également, en référence actualisée, les caractéristiques de personnages emblématiques issus de grands classiques comme La Belle et le clochard. Marona est en effet affublée d’un papa, dogue argentin de son état, un tantinet dictateur avec versant raciste assumé, traquant le bâtard mais s’amourachant finalement d’une chienne de rue (mais vraie dame dans l’âme).

Le ton est donné : dans L’Extraordinaire Voyage de Marona, on chasse les évidences, on sort des jugements manichéens pour tenter de capter le potentiel lumineux caché en chacun de nous.
Du scénario à l’animation, la double lecture, le décalé et les superpositions nous propulsent dans une autre dimension : celle de la poésie, de la réflexion et de la démultiplication des imaginaires. Avant qu’un émerveillement total nous saisisse face à la beauté époustouflante des bouquets de couleurs, des inventivités graphiques, de la folie des univers et du florilège sensoriel qu’il provoque. L’expression « être débordé d’émotion » prend ici toute son ampleur en même temps qu’explose à l’écran le talent de Brecht Evens. Le choix de la réalisatrice de faire appel au « petit génie de la BD » a été dicté par son aptitude à dépeindre « l’intérieur des intérieurs » des personnages ou des immeubles, ce qui sert à merveille la volonté d’Anca Damian d’imaginer des créatures à lectures multiples. Tout est ici au-delà des apparences, des attendus, des règles, de l’ordinaire. À l’image des dessins de Brecht Evens, réalisés en plusieurs dimensions et fourmillants de détails, le film est construit comme une superposition de points de vue. Sur une idée d’Anca ou un fragment de scénario donné par Anghel Damian — Gina Thorstensen, Sarah Mazzetti, Brecht Evens, le musicien Pablo Pico — appose son regard, son style. Puis la réalisatrice agence le tout en y impulsant un rythme, un découpage cinématographique qui donne une intention et se rapproche au plus près du mouvement. En fait, chaque scène crée un genre et nous ne voyageons plus seulement avec Marona au gré des épisodes de sa vie, mais nous traversons les univers tout autant que les différentes époques de la peinture, que Brecht Evens a depuis toujours intégrées dans son style.
Bien qu’ayant fait des études d’art et disant avoir la structure d’un artiste visuel, Anca Damian préfère réunir, en tant que directrice artistique, une synergie de virtuoses du graphisme. Elle affirme sans fausse modestie que ce sont eux qui ont apporté la beauté du film. « J’ai créé les personnage, Brecht les a dessinés, l’artiste norvégienne Gina Thorstensen et l’illustratrice italienne Sarah Mazetti se sont partagé la fabrication des décors. Les choses organiques les parcs, l’appartement de Manole, de Solange sont l’invention de Gina. Et tout ce qui est carré, ligne droite comme l’univers d’Istvan revient à Sarah. Mais j’ai aussi demandé à chacun d’eux d’inclure quelques éléments dans le décor des autres. » C’est ce qui donne ce style unique, qui se renouvelle sans cesse durant le film. Et, effet impressionnant, dans certaines scènes comme celles avec le premier maitre de Marona, Manole l’acrobate, toutes les disciplines artistiques semblent réunies à l’écran dans un seul et même cadre : la peinture, la danse, le regard photographique, le cinéma et la musique. Pablo Pico, qui avait signé la musique du court-métrage Grands Canons d’Alain Biet (primé au dernier Festival International du Film d’Aubagne), apporte une douceur et une énergie supplémentaires en consacrant un thème musical à chaque personnage.

L’enfant, mis à la place d’un explorateur grâce à la mise en scène d’Anca Damian, peut s’amuser à un jeu de reconnaissance du style de chacun, de références picturales ou cinématographiques. Chaque scène se révèle tellement riche visuellement qu’il faudrait de constants arrêts sur image pour tout voir et discuter des différents sujets abordés : la différence, la cause animale, la vieillesse, l’amour…

En définitive, ce n’est pas le voyage de Marona qui est extraordinaire, mais bien le film dans son entité, somme de nombreux talents additionnés qu’Anca Damian a su réunir et magistralement diriger, fruit d’une distribution aussi composite que cosmopolite. Et de l’engagement des producteurs atypiques de cette coproduction franco-belgo-roumaine (Sacrebleu Production de Ron Dyens, Aparté Film, Minds Meet de Tomas Leyers) qui, depuis des années, nous surprennent par l’inventivité qu’ils s’évertuent à traquer dans chaque projet.
Séquence « chauvinisme » : une partie de la fabrication s’est faite dans le studio d’animation arlésien de Tu Nous ZA Pas Vus Productions.

Sur l’écran, pendant que Marona grandit, change de nom, de lieu, de maitres, défilent en sous-texte les cycles de la vie et les époques. Marona, mature, finit par accepter l’homme tel qu’il est ; tout en ne cédant pas sur la dose de beauté et d’empathie qu’individuellement, chacun peut apporter au monde. Pour Anca Damian, un bien nécessaire à toute humanité !
L’Extraordinaire Voyage de Marona nous bouleverse tant dans nos perceptions du monde qu’il impulse une nouvelle donne dans notre rapport au cinéma : revoir un film plusieurs fois sur grand écran !

 

Marie Anezin

 

L’Extraordinaire Voyage de Marona d’Anca Damian : à voir actuellement aux cinémas Les Variétés (1er), La Baleine (6e), Europacoorp Joliette (2e), au Château de La Buzine (11e)…