Les hypothèses du désir

Les hypothèses du désir

Le théâtre du Merlan a réussi l’improbable exploit de réconcilier Marseille avec Pina Bausch. Kontakhof nous était présenté le temps de deux soirées inoubliables à la Criée… (lire la suite)

Le théâtre du Merlan a réussi l’improbable exploit de réconcilier Marseille avec Pina Bausch. Kontakhof nous était présenté le temps de deux soirées inoubliables à la Criée.

Ils ont connu la guerre et le bombardement de leurs villes, les familles séparées et la famine jusqu’en 48. Cinquante ans plus tard, ils répondent à une annonce dans les journaux : « Vous avez plus de soixante-cinq ans et vous habitez les environs de Wuppertal. Si vous souhaitez apprendre à danser Kontakthof avec Pina bausch… » Trois castings, plus de trois cents personnes, ils seront vingt-cinq à être choisis. Ils s’appellent Rose-Marie, Karl Heinz, Lore, Gutta, Inge, Günter, Peter, Gerd, Anke… Ils portent l’intensité du regard de toute une vie. Kontakhof est un projet sur la rencontre dans un huis clos (le hall). Un endroit fermé où le temps agit sur les esprits pour faire ressortir des événements et des sentiments qui sommeillent. Des chaises les attendent, des micros les invitent à prendre la parole, une fenêtre joue avec l’heure de la journée. Tour à tour, ils se manifestent par le jeu des vacheries et de la séduction, des couples se forment et d’autres se séparent, la danse est un prétexte à se frôler, à se rencontrer, à se toucher. Les lois de l’attraction sont cruelles, elle est seule au milieu des autres, elle crie : « Darling, DAAAR…ling ! » Personne pour la réconforter, ils la délaissent et se moquent d’elle. Kontakthof est un étirement des sentiments, une contraction de la violence, un aller-retour du désir et de l’ennui. Parler de l’âge qui s’altère, c’est une manière de revenir à des projets d’enfants, se projeter dans la cour de récré, dans les recoins d’un appartement, là où on se tripote, on se déshabille, on s’embrasse maladroitement. Le groupe dessine des trajectoires, des face à face, des diagonales d’oies sauvages. Chacun utilise l’espace pour se dissimuler ou se faire remarquer, il les compte à tour de rôle, elle les met dehors, les chaises volent, on frôle l’explosion. Qui est donc ce vilain génie qui nous pousse à dire et faire des choses qu’on aurait jamais imaginées ? Suis-je vraiment celui que je croyais être ? La vie en groupe nous révèle à nous-même, la vie entre adultes nous jette vers la sortie pour mieux y revenir. Des mélodies du cabaret berlinois, un boogie, un air qu’on chante en chœur, la musique joue de la nostalgie et du souvenir, elle tire des larmes et nous réunit. Kontakhof est une démocratie sans foi, ni loi, un espace à investir et à inventer, loin du regard de la ville et proche de l’expiration de son voisin. Pina Bausch connaît le prix à payer pour ouvrir une porte et laisser passer ses envies. Que peut l’individu face à la foule, que peut celui ou celle qui ne souhaite ni la gloire, ni l’anonymat ? Dans cet équilibre précaire de la vie et du partage, chacun exprime sa bonne foi et sa mauvaise humeur à sa manière, définissant un caractère (le cast) et une chorégraphie du visage et du geste (le charisme). La danse s’entremêle au théâtre, le jeu du pas compose avec le jeu de la parole, le cinéma nous rappelle qu’il a encore des choses à nous dire : merveilleux documentaire sur la vie des canards, où l’altération du film super huit nous ramène au vingtième siècle. Et aujourd’hui, les choses de la vie ont-elles vraiment changé ? Elle est blonde, elle se tient debout dans un fourreau blanc, un homme vient la caresser, un autre lui passe la main sur la cuisse, un troisième dans les cheveux, un quatrième la porte, un cinquième la gifle, ils sont maintenant dix à profiter d’elle. Elle ne dit rien, elle accepte cette image d’elle jusqu’à ce qu’ils la jettent. Kontakhof est l’inverse de la concession entre bonnes gens. Créé en 1978 pour des danseurs de vingt ans, et depuis sept ans (et cinquante-six représentations) par cette génération des plus de soixante, ce grand écart nous dit que notre apparence appartient aux autres et que ce qui trotte dans notre tête n’est pas très éloigné de nos premières années sur Terre. Les larmes coulent, les larmes roulent, Kontakhof est un tatouage sur la mémoire.

Texte et photo : Karim Grandi-Baupain

Kontakthof était présenté les 22 et 23 à la Criée.
A suivre : Une soirée autour de Pina Bausch, jeudi 27 à 20h au cinéma le Variété avec Un jour, Pina m’a demandé… (1983) de Chantal Ackerman, suivi de La plainte de l’impératrice (1987) de Pina Bausch.