Cyrille Aimée

Les festivals de jazz

Leurs bleus

 

Début de l’été 2022. Toute la Provence est gagnée par la peste brune. Toute ? Quelques fous de notes bleues continuent à proposer des manifestations diffusant cette « force sociale du bien » dont parlait Sonny Rollins, pour disséminer des graines de résistance culturelle au nom de l’humanité plurielle dont le jazz est le vecteur.

 

 

 

Ainsi à Gréasque, le festival Jazz en Sol Mineur apparaît comme un ilot de civilisation dans la lointaine périphérie métropolitaine. Puisse la trompette de Nicolas Gardel, lors de son concert-conférence, contribuer à effriter sinon abattre les murs des préjugés. Quant à la sublime chanteuse Celia Kameni, qui s’exprimera ici dans un registre « pop » avec un quartet d’exception, on espère que son charisme convaincra le public villageois des richesses de nos diversités. Dans cette commune de ce qu’il reste de la Provence minière, riche de ses origines variées, la convivialité sera de mise sous les ondes de propositions musicales métisses, qu’il s’agisse du Big Band du CNRS au Musée de la Mine, ou encore des concerts gratuits sur les places du charmant village. Basilic Swing représentera notamment la crème du swing manouche made in Marseille : planquez vos poules !

De là, il suffira de traverser Gardanne pour se rendre à Bouc-Bel-Air et s’enjailler pour la soirée d’excellence proposée par l’association Jazz sous les étoiles. C’est en effet dans le cadre somptueux des Jardins d’Albertas que vont s’exprimer deux formations parmi les plus pourvoyeuses de swing de la planète jazz. Cyrille Aimée, redoutable chanteuse au scat virtuose et au timbre canaille, devrait susciter des frissons d’aise si ce ne sont des salves d’applaudissements à la tête d’un quartet de folie. Emmet Cohen, quant à lui, viendra avec son contrebassiste et son batteur pour déverser sa folie pianistique dont il a commencé à nous régaler pendant le confinement, avec ses sessions live à la maison — ô joie, on va enfin le voir en vrai ! Gageons qu’une rencontre avec les deux leaders devrait clôturer cette soirée d’exception. Gare à l’incendie !

Attention, légende sur légende à Saint-Cannat. Le Festival Roger Mennillo (du nom d’un pianiste historique de Marseille qui se plaisait à dire, entre autres, que « C’est la CIA qui a financé Elvis Presley pour voler la musique aux noirs ») aligne rien de moins que deux claviéristes qui devraient figurer au frontispice du patrimoine jazzistique. George Cables (on a pu l’entendre avec Sonny Rollins, Joe Henderson, Freddie Hubbard…) aura à cœur de remettre à l’heure les pendules du bop, tandis que Monty Alexander, lui, agrémentera son art du swing de quelques accents jamaïcains — c’est lui le véritable inventeur du reggae en 1959 !

On aimerait tant que Porquerolles soit ce foyer révolutionnaire dont parle Alain Damasio dans Les Furtifs. C’est certainement ainsi que Franck Cassenti et son équipe rêvent l’évènement : le réalisateur de documentaires engagés et sensibles, qui est aussi un authentique jazzman (il joue de la guitare dans le groupe Amou’ Caché, que l’on retrouve à l’espace d’accueil du festival) et un militant culturel acharné dans sa ville de La Ciotat notamment, nous convie de nouveau dans ce paradis méditerranéen, hélas grignoté par la spéculation foncière. La programmation aligne évidemment des artistes d’exception, particulièrement engagés pour la cause des musiques créoles. Ainsi de la présence d’Antony Joseph le premier soir : le poète trinidadien installé à Londres viendra défendre son répertoire groovy et engagé. À noter, la présence du guitariste Yamandu Costa : le prodige de la guitare à sept cordes fait régner une harmonie rarement ressentie. Quant au Réunionnais Daniel Waro, on se doute que son maloya authentique donnera des envies de danser jusque tard dans la nuit. Spiritualité garantie pour les deux dernières soirées : d’abord avec les flûtistes universel.le.s Naïssam Jalal et Magic Malik (avec le même contrebassiste pour les deux formations, l’incontournable marseillais « d’origine » Damien Varaillon), puis avec le duo trempé dans le gospel le plus libre formé par Archie Shepp (le saxophoniste militant est le parrain du festival) avec l’immense pianiste « gangsta jazz » Jason Moran.

Si, d’aventure, d’aucun.e.s souhaitent franchir la Durance direction Pertuis, après avoir passé ce qu’il restera forcément de la Zone À Patates, cet espace de luttes pour la préservation du vivant, on pourra se délecter des prestations des big bands parmi les plus alléchants. Ainsi du Kinship Orchestra, dirigé par le jeune contrebassiste Nghia Duong, qui a su convaincre jeunes pousses et enseignants du conservatoire d’Aix à se joindre à lui dans une expérience collective de swing incandescent ou encore du Multiquarium Big Band avec l’immense guitariste Biréli Lagrène — attention, légende.

Tant qu’à abonder dans la sélection subjective assumée, dirigeons-nous vers Toulon où une session de rattrapage est proposée pour le quartet du MC trompettiste Theo Croker — son set au conservatoire de Marseille lors de la Nuit du Jazz était renversant. Gageons que son jazz canaille trempé dans le hip-hop le plus actuel, sans oublier une excellence bop et spirituelle, devrait instiller des désirs de créolisation comme autant d’antidotes à la peste brune.

 

Laurent Dussutour