Les Armoires Normandes par les Chiens de Navarre © Philippe Lebruman

Les Armoires Normandes par les Chiens de Navarre au Théâtre du Gymnase

L’Interview
Jean-Christophe Meurisse (Les Chiens de Navarre)

Les Chiens de Navarre, cyniques aboyeurs du temps présent, viennent chahuter le Gymnase avec leur dernière création, Les Armoires normandes, « fresque naïve autour du couple à notre époque ». Dialogue avec le leader de la troupe d’outsiders.

 

D’où vient le nom de la compagnie ? Vous citez les racines grecques du mot « chien », qui sont les mêmes que pour le mot « cynisme »…
Ça n’a pas été calculé, il est sorti comme ça, à la volée, je trouvais que ça sonnait bien. Les interprétations sur la signification sont venues après. C’est souvent comme ça dans notre travail : d’abord on utilise l’inconscient, la pulsion, l’instinct et après, éventuellement, on raisonne. Ce nom symbolise bien notre façon de travailler et de raconter des histoires sur un plateau.

 

Votre théâtre est souvent qualifié de « cathartique »…
C’est un théâtre pulsionnel ; dans l’ensemble de nos spectacles, ça s’engueule, ça crache, ça baise, ça tue, ça viole… C’est un théâtre qui n’est ni logos, ni réfléchi ou intellectualisé sur une forme, un récit ou une pensée. Ce n’est pas de la provocation, mais ça a quelque chose de violent ou d’enfantin. Selon ce qu’on raconte dans chaque pièce, il y a quelque chose d’exutoire dans notre manière de travailler.

 

Vous dites construire votre théâtre en réponse à une nécessité. Quelle était-elle pour Les Armoires normandes ?
Raconter l’amour de plusieurs manières, l’amour à deux, à trois, à plusieurs, ce besoin continuel d’amour… Un des premiers films de Pialat s’appelle L’Amour existe, c’est un peu le thème des Armoires Normandes. On n’aime pas donner de réponses pendant les spectacles, mais je crois qu’il y en a. Je suis un amoureux de l’amour, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. On trouvait intéressant de travailler sur l’intime. Chez nous, les acteurs ne sont pas tributaires d’un texte écrit au préalable, mais créent eux-mêmes les dialogues selon les thèmes et situations que je propose. Ils sont auteurs de leur propre parole, engagés dans le fait de se raconter personnellement. C’est un théâtre du présent au niveau du jeu et de ce qui se raconte. La popularité vient peut-être de là, du fait que nous nous racontions nous-mêmes dans ces histoires, en tant qu’êtres en 2016. On parle de nos colères, de nos injustices, de nos soucis, de notre intimité, de nos difficultés avec nos propres mots, nos corps et façons d’être. Bernard-Marie Koltès disait : « J’aime beaucoup Marivaux mais la façon dont il raconte l’amour ne m’intéresse plus aujourd’hui. » Il raconte l’amour au XVIIIe siècle, avec les mots d’alors. L’amour est universel et intemporel, quelle que soit la civilisation ou l’époque, mais il se raconte avec des mots différents. On voulait dire ce que sont l’union, l’amour, le couple, ce que c’est de dire « je t’aime » et de désirer avec nos propres entraves et folies d’aujourd’hui.

 

Vous faites un « théâtre d’acteurs », travaillez en collectif à base d’improvisations, comment procédez-vous ?
C’est de l’écriture de plateau faite à partir d’improvisations. Il n’y a pas de texte figé au préalable, cela oblige à être hyper présent sur le plateau, le texte se réinventant tous les soirs. C’est une manière que j’aime beaucoup parce qu’elle crée de la vie. On est dans le spectacle vivant, ça crée des accidents, du vrai, du vivant… Je trouve ça important car souvent au théâtre, on peut voir des choses un peu figées. La meilleure façon pour nous de raconter nos histoires, c’est d’avoir le courage de repartir à zéro tous les soirs. C’est peut-être encore plus probant dans Les Armoires normandes que dans les spectacles précédents, il y a vraiment des endroits où les acteurs ne savent pas ce qu’ils vont se dire, et le public ressent cette excitation, cette intranquillité. Je trouve ça captivant et ça fait dix ans qu’on travaille comme ça. En même temps, on n’invente rien, l’improvisation, c’est l’origine même du théâtre. Le théâtre est devenu littérature, se monte par le biais de textes littéraires, alors que ce n’est pas du tout là son origine. Notre forme semble originale alors qu’en fait, elle n’est qu’originelle.

 

Vous prônez un théâtre populaire et vos pièces sont des énormes succès. Est-ce que ça a influencé votre façon de travailler ?
C’est avant tout un théâtre accessible. On essaie d’être vigilants, de garder la tête dans le bac à glaçons. On savoure la notoriété, mais on continue d’être exigeants dans notre envie de nous exprimer. On raconte ce qui peut nous émouvoir, nous rendre en colère, ce qui suscite de l’injustice. On raconte des choses tristes mais avec le rire. Il y a un esprit un peu idiot, un peu fou dans notre manière de raconter. C’est notre particularité et c’est ça qui peut expliquer cette popularité, le rire qu’on peut engendrer. C’est un rire de résistance.

 

Vous parlez de votre troupe comme d’une bande de cancres…
On n’est pas des premiers de la classe, on est plutôt du genre au fond à côté du radiateur, à faire les idiots et à déconner. On ne le revendique pas, c’est ce qu’on est naturellement. Le rire est pour nous une manière colérique de raconter des choses, qui peut être intelligente. Ce n’est pas évident parce que le rire est souvent considéré comme quelque chose qui rabaisse. Alors, vous imaginez dans le théâtre public le scandale que c’est de voir le public se gausser ! Le rire, c’est une réaction irréfléchie, une manifestation pulsionnelle chez le spectateur qui répond à notre travail. C’est aussi ça, l’archaïsme du théâtre.

 

Vous citez parmi vos références les dadaïstes qui, comme vous, faisaient prévaloir l’inconscient sur une réflexion mûrie.
J’aime beaucoup cette référence, même si ça se ressent moins dans Les Armoires normandes, où il y a peut-être plus de classicisme. Tout comme les dadaïstes, nous cherchons à faire confiance à notre inconscient qui, obligatoirement, est très idiot. Comme dans nos rêves, on se rend compte qu’il y a plein de choses incongrues. Les Chiens de Navarre travaillent sur ces détails des rêves. Les rêves ont une étrangeté qui nous effraie.

 

Le septième art vous inspire également. Pour Les Armoires normandes, vous avez puisé dans Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman…
Oui, il y a un exercice qu’on refait : une journaliste dans le public pose des questions à un couple assis sur un fauteuil comme dans la première scène du film de Bergman, où il y a ce couple, ensemble depuis vingt ans, qui raconte son histoire dans un dispositif frontal, face à la caméra, puisque la journaliste est placée derrière elle. On a essayé de transposer ça au théâtre avec plusieurs couples auxquels on pose des questions et qui répondent face au public. C’est un des exercices où les acteurs ne savent pas ce qu’ils vont dire. C’est censé raconter les fêlures d’un couple établi, avec drôlerie. Énormément de gens pensent plutôt à la référence télévisuelle, c’est le monde d’aujourd’hui. C’est très bien, on prend tout, c’est sur la place publique, donc je n’ai aucun souci sur la référence.

 

Le thème est donc l’amour, également au sens large. Au début de la pièce, un acteur figure Jésus sur la croix…
Je voulais que le public soit accueilli par le Christ dans la salle. Il n’y a pas plus belle figure de l’amour. On avait envie de commencer par l’amour de l’esprit, platonique, avant de passer à l’amour de la chair. Donc on a mis le Christ en tant qu’ouvreur. Sanguinolent parce qu’il y a de quoi, il a quand même été mal interprété, le pauvre.

 

Vous dites tenter de « reproduire le vrai », qu’entendez-vous par là ?
C’est d’être dans l’instant présent, de ne pas fabriquer, d’être juste avec soi-même, ici et maintenant. Comme dans la vie, vous ne savez pas ce que vous allez dire sur l’instant, donc vous êtes forcément vrais. On essaie de reproduire ce schéma au théâtre. Les acteurs n’incarnent pas un personnage mais une situation, avec tous les dommages collatéraux que ça peut engendrer : le manque d’inspiration, l’absence d’écoute écoute entre eux, des choses peu intéressantes, et parfois quelque chose de gracieux, qui marche, qui est drôle, intelligent, touchant, fabuleux… Quand le spectateur sait qu’ils sont en train d’improviser, on est ébloui par la machine du jeu et de l’actorat. Je préfère un moment de grâce que dix mâchouillés avec les mêmes décors, textes et positions. Chacun son ivresse…

Propos recueillis par Barbara Chossis

 

Les Armoires Normandes par les Chiens de Navarre : du 22 au 28/03 au Théâtre du Gymnase (4 rue du Théâtre Français).
Rens. : 08 2013 2013 / www.lestheatres.net