Lakmé de Léo Delibes à l’Opéra de Marseille © Marie Pétry

Lakmé de Léo Delibes à l’Opéra de Marseille

Comme dans un rêve…

 

Il y a dans la partition de Lakmé une légèreté heureuse de la pensée musicale où perce une véritable tendresse pour les protagonistes du drame. En suspension dans la vision éthérée du compositeur, ceux-ci poursuivent une dérive inexorable vers un terme fatal. L’Opéra de Marseille présente une production dont nous avons déjà pu, sur d’autres scènes, apprécier les modalités avec différents degrés de satisfaction.

 

Après Roméo et Juliette, voici de nouveau à l’affiche l’amour impossible entre deux jeunes gens appartenant à des communautés en conflits. Guelfes et gibelins ont laissé la place aux militaires anglais et aux brahmanes traditionnalistes dans une Inde colonisée, théâtre d’un coup de foudre mortel.

Sans être délibérément anti-académique, cet opéra de Léo Delibes révèle des particularités stylistiques surprenantes, une fantaisie vaporeuse qui échappe à la facture du mélodrame troubadour au moyen de tableaux musicaux exacts et touchants, précieux sans afféterie. L’introduction du pittoresque et de la couleur locale est devenue, d’abord en littérature et en peinture puis en musique, une déclinaison discrètement sensuelle de l’héritage romantique. Pourtant, l’utilisation d’harmonies allogènes au système tonal reste un écart pondéré dans cet opéra, confinée souvent au prélude des actes pour élargir à une autre dimension la toile d’un nouveau décor ou bien accentuer d’une brève altération le mélisme d’une mélodie. Si le parangon de l’Orientalisme demeure encore mesuré, d’autres phénomènes musicaux structurants de cette fin de XIXe siècle viennent travailler l’œuvre ; notamment les relations texte/musique, parler/chanter, action/expression. En effet, quand Lakmé est créée en 1883 à l’Opéra-Comique, cette institution s’est éloignée du modèle hérité du siècle précédent, pour une différenciation plus souple, plus ambigüe des numéraux musicaux (sans aller vers la mélodie continue wagnérienne que Léo Delibes admirait en s’interdisant l’imitation). Une sorte de fondu-enchaîné définit le style français dans une époque persuadée que la renommée des artistes est un des indices les plus visibles d’une nation triomphante. Après l’enthousiasme général provoqué par le ballet Coppélia (1870), le succès de Lakmé confirme l’ancien faiseur d’opérettes à la tête de la jeune école française, entre Massenet et Saint-Saëns.

Quelques airs et duos dont le temps n’a jamais émoussé la perfection ont porté la fortune critique de cette œuvre jusqu’à nous. Des générations de prime donne ont exercé leur colorature sur le fameux Air des clochettes qui culmine sur un périlleux contre-mi dans la pure tradition baroque des airs à effets. Dans cette filiation se sont illustrées les plus grandes sopranos légères ou lyriques-légères : Mesplé, Devia, Dessay… Depuis quelques années, Lakmé a le visage de Sabine Devieilhe et la virtuosité aérienne de sa voix. Nous l’avions entendue se jouer des vocalises chantournées et autres acrobaties suraigües avec une aisance, une musicalité confondante et une diction cristalline, il y a peu. Après bien d’autres théâtres lyriques, elle incarnera le rôle à Marseille. Majdouline Zerari (Malika) fusionnera sa voix avec elle « comme le jasmin à la rose s’assemble » dans le Duo des fleurs du premier acte. Toutes deux nous entraîneront dans l’orbe d’un ailleurs poétique qui restera une expérience d’apesanteur très troublante où s’exprime au plus haut degré l’intuition mélodique du compositeur. La présence scénique et la voix convaincante de Nicolas Cavallier dans le registre de baryton-basse (Nilakantha) fera passer le souffle du sacré : la majesté du prêtre outragé par un sacrilège et la dignité d’un père tendre et blessé. L’élégance du phrasé de Florian Laconi (Gérald), enrichi d’un legato charmeur (Cantilène n°16) dotera son rôle d’une dimension élégiaque, sans renier la vaillance due à son uniforme. L’ambivalence de ces personnages est transcendée par une emprise onirique susceptible de remuer notre plus insondable intimité à la manière des peintres symbolistes contemporains de l’œuvre (1). À l’opposé, les ensembles bouffes formés par les comparses anglais apportent la touche d’insouciance et le contrepoint badin nécessaire à la mise en perspective des profondeurs tragiques du dénouement dans lequel Lakmé, après avoir mordu dans la feuille mortelle du datura, confesse avec tendresse à Gérald : « Tu m’as donné le plus doux rêve… » Robert Tuohy, directeur musical de l’Orchestre de Limoges, tiendra la baguette à Marseille. Il fera ressortir ce qui, dans la partition, porte le sceau d’une condensation légère où palpite tout ce qui importe au génie lyrique.

Sotto-voce : Nous avions émis, à l’occasion d’une représentation dans un autre théâtre lyrique, certaines réserves sur la mise en scène de cette production, souhaitant un décor moins lacunaire qui concourût davantage à l’immense fabrique d’imaginaire que fut l’Orientalisme à l’époque de Pierre Loti ou Théodore Pavie, dont les romans de voyages ont stimulé l’écriture du livret.

 

Roland Yvanez

 

Lakmé de Léo Delibes : du 3 au 11/05 à l’Opéra de Marseille (2 Rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / http://opera.marseille.fr