Petra Lang dans La Walkyrie de Wagner à l’Opéra de Marseille

La Walkyrie de Wagner à l’Opéra de Marseille

Walhala land

 

Difficile d’accueillir la chevauchée wagnérienne en pleine pandémie. Même si, faute d’espace, La Walkyrie devra jouer un peu des coudes sur la scène de l’Opéra de Marseille, le plateau vocal, exceptionnel, y redoublera d’amplitude et de profondeur.

 

Parce que son image s’est confondue dans la geste héroïque de ses personnages, parce que sa quête transcendantale l’a propulsé sur une trajectoire messianique, parce que l’énergie dilatée de son grand œuvre fait toujours figure de provocation comme tous les changements de paradigme esthétique, Wagner pousse, de façon tout aussi inconditionnelle, à la résistance ou à la reddition du jugement critique. Pour autant, à l’heure où les totems de la musique classique ne sont plus déboulonnés mais transformés en produits kitsch, l’occasion d’une perception décomplexée de l’œuvre wagnérienne est plus que jamais offerte à l’auditeur, au musicien et au metteur en scène.

L’Opéra de Marseille investit la Walkyrie dans un format « à hauteur d’homme » selon la volonté du metteur en scène Charles Roubaud. Fin connaisseur des tréteaux lyriques phocéens, il en apprécie toutes les ressources théâtrales et sait jouer de leurs éventuelles limites. Son expérience sera déterminante dans les conditions actuelles de représentation, a fortiori quand le compositeur démiurge revendique le contrôle de production dans sa totalité et intègre scénario et partition dans l’évènement scénique, point de convergence du processus de création. La mise en espace est donc à repenser dans son ensemble. Entreprise délicate qui a conduit l’Opéra de Marseille à utiliser des décors a minima et à réduire le luxuriant instrumentarium wagnérien(1) pour favoriser l’équilibre entre les voix et les musiciens hors de leur fosse. La palette chromatique de la phalange instrumentale marseillaise pourra, au moyen d’une flexibilité depuis longtemps cultivée, suppléer aux coloris absents. Dans cette configuration inédite, la baguette de leur mentor Lawrence Foster, aiguisée par le défi, inscrira, comme sur un tableau blanc, le graphe des perspectives ouvertes par le compositeur.

Même Berlioz n’avait imaginé projet aussi colossal que L’Anneau de Nibelung (le Ring). Plus de quatorze heures de musique illustrent le parcours cosmogonique de la naissance du monde jusqu’à l’effondrement des dieux en suivant le modèle de construction d’un livret élaboré par le compositeur lui-même. Baignés dans un romantisme crépusculaire, s’y côtoient mystères symboliques et érotisme ambigu sous les enseignes de la mythologie nordique. L’architecture du Ring assemble quatre opéras : un prologue et trois « journées », dont La Walkyrie est la première et non la moins sulfureuse. Brünnhilde est chargée par Wotan, le dieu volage, de punir ses deux enfants adultérins, devenus des jumeaux incestueux. Désarmée par leur passion, la walkyrie désobéit et sauve Sieglinde qui porte l’enfant de Siegmund. De quoi faire bondir les ligues de vertu ou faire fantasmer le jeune Freud, adolescent boutonneux au moment de la création de l’œuvre en 1870. Il faut, pour chanter la mélodie continue de ces dérèglements, des voix capables de se hausser à la dramaturgie des sentiments et des situations avec suffisamment de vérité dans le ton pour projeter, sur la scène, les ombres portées de notre face obscure. C’est la dimension ambitionnée par la production phocéenne, dans laquelle chacun pourra reconnaître la condition humaine tiraillée entre une disposition à la compassion et une propension à la domination, ou vice et versa.

 

Hojotoho !

La « reine du Ring » Petra Lang a été invitée à jouer l’insoumise walkyrie. Magistrale Kundry dans Parsifal à Bayreuth en août, l’incontournable soprano dramatique allemande règne sur le gotha wagnérien depuis plusieurs années. C’est un satisfecit pour l’Opéra de Marseille d’avoir pu retenir quelques soirées dans l’agenda de la diva. Son timbre, en rupture avec les voix assombries traditionnellement liées à ce répertoire, parcourt les nuances du spectre émotionnel de la vierge guerrière pour insinuer l’ambivalence de ses rapports avec son père Wotan. Le sacré et la violence s’enracinent dans le cri sauvage et virtuose « Hojotoho ! » qu’elle délivre lors de son apparition au début du second acte. Trilles et bonds d’octave annoncent déjà la Chevauchée céleste, prélude de l’Acte III, universellement connue. Bouclez votre ceinture. Départ pour le Walhalla.

Le couple des jumeaux transgressifs sera incarné par le ténor Nikolaï Schukoff (Siegmund), parfait en héros romantique persécuté, et par la mezzo Sophie Koch qui s’empare pour la première fois du rôle soprano de Sieglinde où son registre sensuel fera merveille. Tous deux ménageront de voluptueuses et frémissantes conduites de voix autour desquelles planeront l’agreste motif de l’Hymne au printemps et celui, plus caressant, du Regard d’amour dans un premier acte qui s’achève avec la réunion des deux « moitiés ». Schopenhauer aurait dit qu’il était plus que temps de baisser le rideau… Autre prise de rôle attendue, celle de Aude Extremo en Fricka. Dans la scène de ménage de l’Acte II, l’épouse trompée fait éclater le motif du Ressentiment à la barbe d’un Wotan (le baryton-basse Samuel Youn, plébiscité dans le Vaisseau fantôme en 2015 ici-même) préférant ramper avec les violoncelles sur le motif de la Défaite/Frustration et promettre à contrecœur de châtier les jumeaux plutôt que résister à la divine mégère. Le meurtre sacrificiel survient à la scène 5. Dans un cauchemar brouillé par le motif de l’Epée, Sieglinde s’affaisse sur le corps sans vie de Siegmund parmi les plaintes des bassons, des cors et les derniers soubresauts de la timbale. Brünnhilde la tire de son délire, elles s’enfuient sur le rythme des walkyries.

Décidément, dans cette folle « journée », les femmes s’expriment à la voix active : le sujet fait l’action et les hommes la subissent. Jusqu’à la clémence que la fille désobéissante obtiendra à l’Acte III, d’un père Wotan sous le charme — surtout quand agit la puissance de persuasion de Patricia Lang. L’héroïne pourra enfin s’évanouir dans un sommeil magique, bercée par le murmure de l’orchestre qui la suit dans les limbes.

On n’imagine peu l’engagement théâtral réclamé aux chanteuses dans ce marathon de plus de trois heures et demie pendant lequel elles garderont le contrôle impeccable du style qui habille la forme sensible de leur voix. Wagner aurait-il eu la volonté de crever le plafond de cette complétude des arts, poursuivant l’antique ambition de les concilier tous ? Il a pour le moins nourri la réflexion sur le génie et l’exemplarité de l’artiste nous laissant hériter, en contrepoint de son œuvre, du divorce qui souvent les sépare.

Baudelaire a témoigné avec les mots du toxicomane (il sait de quoi il parle) de sa radicale expérience wagnérienne : « Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse […] Pendant longtemps je me dis : Où pourrais-je bien entendre ce soir la musique de Wagner ? » Si, comme lui, vous êtes en manque de Walhalla, ou bien pour y goûter juste une fois, rendez-vous sur le parvis de l’Opéra, un peu avant 19h…

 

Roland Yvanez

 

La Walkyrie de Wagner : du 9 au 16/02 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er).

Rens. : 04 91 55 11 10 / opera.marseille.fr

 

Notes
  1. Réduction d’orchestre réalisée par le compositeur allemand Eberhard Kloke. Spécialiste de ce type d’exercice « à la manière de », il a également composé le troisième acte de Lulu, l’opéra inachevé d’Alban Berg.[]