La Donna del Lago à l’Opéra de Marseille

Un Rossini à point

 

L’Opéra de Marseille affiche un Rossini là où on ne l’attendait pas, dans le registre romantique et sérieux. Trempée aux sources des légendes écossaises, cette mystérieuse Dame du Lac a néanmoins vu le jour sur la terre d’élection des plus grandes voix d’opéra de son temps.

 

Imaginez une capitale italienne baignant dans un passé glorieux où, dans l’incidence de son déclin progressif, abondent fêtes et divertissements musicaux pour satisfaire un public qui a conservé du siècle précédent un goût, formé à l’école des Porpora et des Pergolèse, pour les spectacles délicats tout autant que pour les intermèdes comiques. Ce n’est pas Venise, ni Rome. Voici Naples en 1819 et, planté au centre du paysage urbain, le San Carlo, l’un des plus fameux temples d’une civilisation théâtrale et lyrique consciente du poids socialement cardinal de sa culture. Aux manettes de la prestigieuse maison d’opéra, son jeune directeur artistique est en train d’y vivre les années zénithales de sa carrière de compositeur, profitant d’un outil de quatre-vingts instrumentistes, de chœurs réputés et de solistes parmi les meilleurs de la génération. Qu’avons-nous retenu de lui ? Sans doute le cortège célèbre de ses comédies. Pourtant, ce sont des drames sérieux qu’il réserve au public napolitain et, en ce soir de première au San Carlo, le 24 septembre 1819, un plongeon dans l’inconnu qu’un élan romantique nouveau lui a inspiré : « une chose prodigieuse » selon le poète Leopardi. Stendhal en gardera une forte impression qu’il consigne dans ses Notes d’un Dilettante s’ouvrant par le compte-rendu de la première parisienne au Théâtre-Italien.

 

Mais que faisiez-vous ?

Il aura fallu attendre près de deux siècles après sa création pour accueillir dans la cité phocéenne La Donna del Lago, melodramma en deux actes de Gioacchino Rossini. Chose faite à l’Opéra de Marseille, en version concertante. Chanteurs en frac, chanteuses en robe longue et musiciens sur le plateau ; point de décors ni de mise en scène. Cette abstention s’est révélée un vrai adjuvant au plaisir de l’écoute. Servies en cela par l’implication de tous les interprètes, les modalités vocales et orchestrales ont semblé si fraîches, si intuitives, qu’on en oubliait qu’elles devinrent les « figures imposées » de l’opéra italien pendant les décennies suivantes. Inspiré d’un poème de Walter Scott, le livret dépeint des sentiments collectifs anciens, oppositions claniques et nationales enracinées dans le terroir écossais, et des passions amoureuses intemporelles où la tendresse dispute à la violence sa toute puissance parmi les forêts hostiles, landes sauvages, lacs étranges et cascades pittoresques, tout l’imaginaire ossianique qui animait la toile des paysagistes romantiques attentifs à la couleur locale et aux atmosphères passées. Rossini se fait peintre à son tour en renouvelant sa palette orchestrale aux teintes saturniennes de la légende des vieux bardes. Il réserve des effets singuliers à la section des cuivres (trompettes et cors) et propulse les chastes efflorescences de la harpe au premier plan en compagnie de clarinettes moelleuses et sensuelles. La baguette de José Miguel Pérez-Sierra reste allusive, ne force pas le coloris, n’appuie jamais la citation. Elle rassemble les instrumentistes dans le juste équilibre rossinien entre style et émotion et conforte les chanteurs dans la conduite de leurs lignes vocales, prenant soin à ne pas bousculer l’élégance expressive du bel canto même dans l’exclamation des amours contrariées ou des inflammations guerrières. Chapeau maestro.

Pourtant, le livret fourmille de telles agitations. Elena aime le jeune Malcom mais son père Douglas, du clan rebelle des MacAlpine, l’a promise à son viril défenseur, Rodrigo. Pour corser cette très classique situation, le mystérieux Uberto (qui n’est autre que le roi d’Écosse déguisé) s’éprend lui aussi d’Elena. Une fois l’ardeur martiale de tous ces mâles vidée et l’ordre politique restauré, les amants pourront s’unir. Lesquels ? Vous pourrez le découvrir lors des deux prochaines représentations (les 16 et 18/11). L’essentiel réside dans la partition de Rossini qui transcende les conventions dramaturgiques du jeune siècle romantique et bourgeois. Ses innovations orchestrales et son audace formelle ont balancé avec son attachement à la vocalité fleurie héritière du baroque pour former l’un de ces points d’inflexion sur lesquels l’histoire de l’opéra règle son aplomb et son équerre.

 

Je chantais, ne vous déplaise.

Pourtant aguerrie à la grammaire belcantiste, Karine Deshayes ne semble pas, de prime abord, parfaitement à son aise dans la peau d’Elena, peut-être l’un des rôles féminins les plus passifs de son compositeur fétiche. Si son timbre aux reflets lumineux et diaphanes et la délicatesse de ses vocalises en font l’interprète rossinienne par excellence, la mezzo nous parait en quête d’ampleur dans son bas médium et d’assurance dans les attaques. Mais la sylphide retrouve ses ailes et parvient à convaincre le public marseillais, suspendu aux touchantes cantilènes du premier acte, étourdi par les coloratures du second, que sa sobriété n’est qu’un raffinement de plus. Moment très attendu, son rondo « Tanti affetti in tal momento » dans le finale de l’acte II, d’abord tout de retenue puis prodiguant progressivement un fiorito plus jubilatoire, est ovationné.

Edgardo Rocha campe un Uberto (Giacomo V) en soupirant désappointé puis en roi magnanime. Le jeune ténor uruguayen, archétype du contraltino rossinien aux aigus brillants et agiles, déploie dans sa cavatine « Oh, fiama… » un long phrasé aux césures ornées de triples croches serrées en conservant une douceur d’intonation à ses effusions haut perchées. Voix plus longue dans les graves, le ténor italien Enea Scala (Rodrigo) affirme, dès son grand solo d’entrée, la prestance qui sied à son rôle et colore cet air pourtant très orné d’un timbre plus sombre et puissant que son rival. Tous trois, en mobilisant ensemble les ressources que Rossini a offertes au plein développement de la voix, communiquent au trio du second acte une intensité électrique qui laisse pantois.

Reste le personnage troublant de Malcom, rôle travesti confié à la mezzo Varduhi Abrahamyan. Malcolm ressortit à la tradition baroque et, en même temps, au caractère byronien de la modernité romantique ; il personnifie les tensions esthétiques en travail dans l’œuvre, le duettino amoureux Malcolm/Elena produisant un étrange et délicieux chevauchement de tessiture. Dès son entrée dans la cabalette « O quante lagrime », la mezzo arménienne vocalise, ainsi que les amazones voltigent, avec élégance et vigueur. La chaleur de son timbre, la conviction et la vérité de son expression marquent la soirée de leur ascendant.

Les chœurs, incisifs dans les hymnes guerriers, élégiaques dans les évocations descriptives, majorent la prévalence des voix dans cette partition ; la version concertante accentuant davantage l’efficacité de la dimension musicale. Par la grâce d’un plateau vocal idoine, nous accédons à ces moments exceptionnels où, dans le chaudron napolitain, l’opéra était en train de changer d’époque.

La vie de Rossini s’est épanouie comme ses crescendos dont les conclusions ne suivaient pas forcément les prémisses. En pleine maturité, le compositeur se retirera de la scène lyrique dans une retraite épicurienne, dorée aux rayons de sa gloire, laissant derrière lui le parfum de la vie qui est sa signature. « Il n’en finira donc jamais d’être à la mode ! », fulminait Wagner. Et bien non, cent cinquante ans après sa mort, il nous surprend encore.

 

Roland Yvanez

 

La Donna del Lago : jusqu’au 18/11 à l’Opéra de Marseille (Place Ernest Reyer, 1er).

Rens. : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr