Le Drapé-Le Baroque d’ORLAN

Irréductibles beautés, volet 1 avec ORLAN et Pilar Albarracín au Centre d’Art Polaris

Le cas beautés

 

Calés entre les étangs de Berre et de l’Olivier et la dernière steppe d’Europe occidentale (La Crau), Istres et son Centre d’Art, Polaris, ont ouvert une nouvelle saison d’expo en deux volets. Le premier, Irréductibles beautés, expose jusqu’à fin avril deux artistes transgressistes : l’exubérante ORLAN, ainsi que l’hypnotique Pilar Albarracín, aux taconéos bien trempés.

 

 

Polaris avait annoncé en juin dernier son ambition de rapprocher l’art contemporain des istréen·nes, jusqu’à même rayonner au-delà. En plein centre ville, le Centre d’Art se gonfle donc en beauté des droits d’expositions de deux célèbres artistes féministes — une fois n’est pas coutume dans ce monde (même si on peut témoigner d’une rafraîchissante et légère hausse de l’inclusivité, un effort tout de même bienvenu de certaines grosses structures), mais oui, ce sont des femmes — qui étaient d’ailleurs sur place pour le vernissage, avec conférence et performance le 8 mars dernier. Composée de deux salles, l’exposition s’ouvre sur deux présentations, vinyles au mur, qui contextualisent les travaux des deux artistes, contemporaines et prolifiques. Une grosse vingtaine d’œuvres récentes sont mises en regard : les photos, vidéos, installations et les captations de performances donnent un beau panorama de leurs productions et sujets de prédilection.

Si, à première vue, la proposition d’un programme où seules des femmes se partagent une affiche sur laquelle est convoquée « La Beauté » pourrait exaspérer les plus vénères d’entre nous, il serait à opposer que la beauté trouve ici son pluriel, qu’elle est, de fait, réfléchie et dépassée par les pratiques des deux artistes, et enfin qu’elle semble, de toute façon, être un concept inextricablement lié à celui de l’art qu’elle en soit détournée ou assumée.

De fait, toutes ces œuvres sont loin d’être dénuées de beautéS, parfois étranges, parfois excentriques ou excessives, parfois cyniques, ironiques, parfois glamours, divines ou sciences-fictives. Chez Pilar Albarracín, c’est une certaine obsession pour l’esthétique liée à la culture traditionnelle et populaire andalouse qui constitue sa matière première plastique et, par le même coup, politique. S’occupant à en détourner les motifs récurrents comme le duende, le « maître de la maison » (depuis « dueño de la casa » de l’étymologie latine dominus). Dans les légendes, c’est un lutin, un diablotin, et c’est aussi une notion commune aux cultures du flamenco et du tauromachisme, où le duende est un « génie » qui habite les entrailles, anime chair et désir, appelle la lutte. On y reconnaît donc un certain virilisme, que P. Albarracín détourne avec sa photo en noir et blanc, tirée en grand format, Visceras por tanguillos (littéralement « viscères pour tanguillos », des variantes populaires de tango). C’est un portrait en pied d’une bailaora (danseuse) vêtue d’une robe de flamenco, avec volants et coutures aux formes desquelles on reconnaît immédiatement des entrailles, les organes comme à l’air libre. Même si, sans connaître en détail la culture populaire andalouse, son travail nous percute ; une autre de ses photos, Trapío, en couleurs cette fois, parlera sans doute davantage aux novices. Elle y pose dans l’arène, face à l’objectif, concentrée et magistrale en robe noire satinée, franges et volants rouges sang, tenant la corne d’un taureau qui nous fait face ; deux sujets menaçants. Non dénuée d’humour noir, elle s’exprime avec magnétisme, tout en dénudements des couches culturelles, des couches de vêtements, des épaisseurs des murs derrières lesquels les féminicides sont perpétrés, des silences assourdissants. Autre exemple, dans l’une de ses performances filmées, elle pastiche un tutoriel-recette de tortilla à l’espagnole, y ajoutant son ingrédient spécial : des morceaux de sa robe rouge en guise de poivrons. Dans une autre, son déhanchement mécanique est doublé de ceux de poupées déguisées ; dans une dernière, elle colore de pois rouges sa robe blanche, au moyen du sang qui perle par ses chairs qu’elle pique elle-même.

ORLAN maintenant. Elle est connue pour ses performances, son activisme féministe, ses modifications corporelles inattendues, son humour revendicatif, ses détournements (comme son jubilatoire The Origin of the war, photo-montage à partir de L’Origine du monde de Gustave Courbet, de 2022), sa pratique plastique transmédia, et son art « total » jusque via son corps. À voir les œuvres d’ORLAN, on ne peut définitivement plus tenir ce postulat qui veut (quand ça arrange) séparer l’artiste de « la femme », puisqu’elle a — entre autres — bien compris que les femmes étaient, et sont encore réduites à leurs seuls corps (voir l’édito). Excepté peut-être quelques groupes de mises en marge, de celles qui sont hors des canons occidentaux, hétérosexuels et judéo-chrétiens. En 1980, Monique Wittig écrivait que « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (dans La Pensée straight), et en ce début mars 2023, Hanane Karimi nous questionne : Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? (c’est la question qui titre son livre paru chez les éditions marseillaises Hors d’atteinte). ORLAN est-elle donc « une femme » ? Les lignes bougent, et celles des contours du corps d’ORLAN aussi. À Polaris, on voit des œuvres qui résonnent fort à son Manifeste de l’Art Charnel (1975), définit par elle sur son cartel comme « un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration […] » Comme Pilar Albarracín, elle tend à incarner des femmes, beaucoup de femmes, des femmes, quitte à s’approprier d’autres cultures, comme dans sa série de Self-hybridation Précolombienne, dont quatre numéros sont exposés. Son esthétique a des couleurs pop, flashies, contrastées. Le ready-made, c’est son corps, les portraits en série à la Warhol figurent des femmes mutantes, cyborg, hybrides, ce ne sont plus les canons hégémoniques occidentaux véhiculés et reproduits par le patriarcat. Il y a sa série de résines Un ORLAN-CORPS de crânes qui détaille ses mutations chirurgicales ; une drôle de vidéo militante antinataliste No baby no (au risque de se répéter : voir l’édito), percussive et débridée ; ou son absurde et captivante version film de sa Pétition contre la Mort (à voir en version affiche à Vidéochroniques, pour Merdre !).

Puisqu’elles refusent de rester sagement dans les cadres oppressifs de leurs assignations genrées, qui ont la fâcheuse habitude de cerner leurs corps et leurs arts, elles dépassent toute conception essentialiste, qui s’en voit légitimement rie et moquée. Chapeau bas à l’initiative curatoriale de Polaris, l’exposition mérite le voyage : avec les œuvres d’ORLAN et Pilar Albarracín, le patriarcat se conçoit mieux, puis se dénonce clairement.

 

Margot Dewavrin

 

Irréductibles beautés, volet 1 avec ORLAN et Pilar Albarracín : jusqu’au 30/04 au Centre d’Art Polaris (Forum des Carmes, Istres).

Rens. : 04 42 55 17 10 / www.journalventilo.fr/sortie/119828