Vues de l'exposition Invisible - Martha Wilson, 2023 © Laurent Lecat / Frac Sud

Invisible – Works on Aging (1972-2022) de Martha Wilson au Frac Sud

Encore en corps

 

Après Ghada Amer la saison dernière, le Frac Sud met à nouveau à l’honneur une artiste féminine de plus de cinquante ans. Personnalité singulière dans l’histoire de l’art américain depuis le début des années 70, Martha Wilson s’interroge sur le regard que la société libérale porte sur le corps et le visage de la femme dite « âgée ». Intitulée Invisible – Works on Aging (1972-2022), cette exposition retrace la trajectoire d’une carrière où l’enjeu reste « la réinvention radicale de l’image de la femme par les femmes » (Lucy Lippard) au travers d’un ensemble de photographies, vidéos, performances et documents d’archives.

 

 

Dans son ouvrage Le Cœur synthétique, la romancière Chloé Delaume décrit les déambulations d’une femme seule de quarante-six ans qui échoue dans une boîte de nuit parisienne et découvre « l’invisibilité de la femme de cinquante ans avec un peu d’avance », ignorée par les autres personnages présents qui la transpercent de leurs regards sans s’arrêter sur elle. C’est cette invisibilité de la femme vieillissante que Martha Wilson explore dans l’exposition monographique qui lui est actuellement consacrée au Frac.

La première œuvre du parcours, intitulée Invisible à juste titre, présente l’artiste, photographiée dans un drugstore new-yorkais comme une femme âgée quelconque : vêtements informes, poches sous les yeux et bonnet enfoncé sur la tête pour cacher sa chevelure bicolore. Chevelure que l’on découvre plus loin dans une série de portraits où elle laisse petit à petit pousser ses cheveux blancs afin d’expérimenter l’invisibilité totale, ce qui la conduira à se faire bousculer pour la première fois dans les rues de la ville. En effet, Martha Wilson, dont le corps et le visage sont la matière première, n’a de cesse de modifier son apparence physique afin de mettre à mal les stéréotypes identitaires d’une Amérique néolibérale. Son parcours, retracé dans le bel espace neutre que lui offre le Frac, appelle à déconstruire les attendus de la beauté féminine autour une problématique majeure : celle de l’âge, et plus précisément, celle de la représentation ou plutôt la non-représentation de la femme de soixante-dix ans.

« Si vous êtes une femme, vous n’avez pas le droit de vieillir », comme l’a justement dit Madonna dans un discours resté célèbre. Martha Wilson, à l’instar de bien d’autres femmes artistes, se pose la problématique du « comment » du vieillissement, et ce dès son plus jeune âge. « J’ai produit des œuvres d’art qui m’effraient, en explorant des sujets que la plupart des gens préfèrent éviter. Le fait de vieillir compte parmi ceux-ci, et en particulier pour les femmes. J’ai réalisé mes premiers travaux sur ce thème au début des années 1970 et je continue de le faire à soixante-quinze ans », commente-t-elle.

Posturing, Age Transformation (1973-2008) illustre parfaitement ce propos. Il s’agit d’une photo d’une performance, accompagnée d’un texte — comme souvent chez l’artiste issue de la littérature et de la poésie. La performance consistait à incarner une femme de vingt-cinq ans essayant de ressembler à une femme de cinquante ans, qui essaie elle-même de ressembler à une femme de vingt-cinq ans. Martha Wilson y exprime le sentiment d’inconfort et la peur ressentie à l’égard du statut de « femme de plus de trente ans » dans la société contemporaine.

L’artiste joue alors beaucoup sur le masque, citant dans ses interviews un ouvrage de sociologie : La Présentation de soi d’Erving Goffman, qui suggère que nous nous mettons tous constamment en scène pour différents publics. Comme celle-ci, ses autres lectures lui ont permis d’explorer la performance comme moyen d’expression artistique, et de l’inscrire  dans un contexte social et politique.

Dans Painted Lady (1972-2012), elle juxtapose un avant et un après de son visage alors jeune, mais maquillé pour en exagérer les défauts. « Plutôt que de me maquiller pour devenir quelqu’un d’autre (…), dans cette œuvre, je me suis déguisée en moi-même, exagérant et stylisant la couleur de ma peau, de mes lèvres, de mes cheveux, ma coiffure… le maquillage me permet d’être perçue comme un objet expérimental », précise-t-elle.

 

Cherchant  à multiplier les moyens d’objectiver sa personne et de court-circuiter la tendance de la société patriarcale à vouloir fétichiser la femme pour mieux l’avilir, Martha Wilson expose les modalités de mise en œuvre de ces stéréotypes. En donnant à voir la dimension politique du corps de « la » femme, elle questionne aussi la place d’un public qui n’a de cesse de vouloir consommer du corps féminin « idéal » : jeune, mince et blanc. Dans le diptyque Before and After (1974-2008), elle expose son torse nu et lisse de jeune femme en regard d’une photographie de son corps de sexagénaire marqué par le passage du temps. Dans Beauty and Beastly (1974-2009), elle oppose deux de ses profils, l’un réalisé dans la vingtaine, l’autre à l’âge de soixante-deux ans. En qualifiant de bestial (« beastly ») la version vieillissante, elle prend les devants en affirmant que la société a une vision dégradante des femmes âgées. Dans New Wrinkles on the Subject (2014), elle va jusqu’à dessiner des rides au feutre sur son visage déjà marqué par les années.

Elle attribue également « la distance entre [son] être intérieur et [ses] personnages publics et performatifs aux maltraitances que [lui] a fait subir [son] père lorsque [elle] avait sept ans. Quand il est mort, en 1980, [elle] a eu l’impression qu’on éteignait la caméra de surveillance. » Les personnages publics qu’elle incarne sont exposés lors de performances filmées, comme dans la série The Politics and Performance Art où elle campe des First Ladies célèbres, de Nancy Reagan jusqu’à Tipper Gore, allant même jusqu’à incarner l’alpha-mâle Donald Trump (dans Martha does Donald) devant sa propre tour. Ou encore, grimée en Marge Simpson dans un costume de Mona Lisa, elle rend hommage à Marcel Duchamp dans une image lenticulaire.

L’exposition se clôt sur une photographie en Memento mori, I’m going to die, où l’artiste se fait photographier dans un cercueil, la tête recouverte d’un masque et portant un tee-shirt noir éponyme, consacrant une invisibilité définitive, mais, encore une fois, soigneusement mise en scène…

Dans cette exposition originale, Martha Wilson souligne avec humour et courage le caractère inéluctable de notre propre obsolescence. En jouant avec nos peurs les plus profondes, elle nous libère du poids du regard que porte la société patriarcale sur les corps des femmes âgées pour qu’elles trouvent enfin, peut-être, une place dans la société contemporaine.

 

Isabelle Rainaldi

 

Invisible – Works on Aging (1972-2022) de Martha Wilson : jusqu’au 4/02/2024 au Frac Sud (20 boulevard de Dunkerque, Marseille 2e).

Rens. : fracsud.org