A Woman's Voice Is Revolution de Ghada Amer © Mucem - Yves Inchierman

L’entretien | Ghada Amer

Depuis décembre dernier, Marseille accueille l’artiste franco-américano-égyptienne Ghada Amer dans trois lieux emblématiques : le Mucem, le Frac et la Vieille Charité. L’occasion de découvrir les multiples facettes de cette artiste mondialement reconnue pour de sa première rétrospective en France.

 

 

La  première rencontre avec Ghada Amer avait eu lieu par un clair jour de septembre sur l’aire de battage des jardins du Fort Saint Jean. Elle y avait alors dévoilé sa première sculpture-jardin en langue arabe, titrée et traduite A Woman’s Life Is Revolution. Gravée en lettres de fer, face à la délicate façade du Mucem, la mer de l’autre côté, l’œuvre reprend un slogan scandé par les activistes féministes du Printemps Arabe. « C’est en modifiant une seule lettre que j’ai détourné — et d’autres avant moi — un aphorisme controversé : “La voix de la femme est source de honte” en un slogan militant : “La voix de la femme est révolution”. » L’artiste s’était ainsi emparée de l’espace public, encore trop souvent refusé aux femmes. Elle avait empli ses lettres de charbon, pour évoquer les feux de la révolution ou les bûchers destinés aux sorcières, et avait planté de l’hélichryse, autrement appelée « immortelle », symbole de résilience, au parfum si particulier. « J’espère avoir des fleurs jaunes en mars », nous avait-elle simplement confié en guise de conclusion.

En décembre dernier, le jardin avait poussé et les senteurs fortes de la plante médicinale évoquait le maquis corse dans la douceur de la nuit marseillaise. De l’autre côté de la Place d’Armes, le nom de Ghada Amer se découpait en lettres noires sur deux banderoles rouges évoquant des oriflammes. La rétrospective consacrée à l’artiste, la première en France, venait de commencer, investissant trois lieux emblématiques de la ville : le Mucem, la Vieille Charité et le Frac.

Peu après, nous nous entretenions avec la plasticienne par téléphone. Encore une fois dans la plus grande simplicité.

 

Comment est venue l’idée de cette rétrospective à Marseille ?

C’est grâce aux deux commissaires de l’exposition, Hélia Paukner et Philippe Dagen. Des rétrospectives de mon travail avaient déjà eu lieu à Rome et à New York (où je vis), mais jamais en France, alors que j’ai grandi à Nice et que j’ai été en partie formée à la Villa Arson. J’ai la nationalité française depuis 2021. Je suis très attachée à la France et même si je vis désormais aux États-Unis, cette nationalité, j’y tiens ! L’idée d’une rétrospective a donc germé, mais je tenais également à présenter beaucoup de nouvelles pièces. On a vite compris qu’on serait limité en place si on se cantonnait à exposer au Mucem, donc on a contacté le Frac et la Vieille Charité, qui sont géographiquement proches. Il a alors fallu réfléchir à trois approches différentes.

 

Et vous avez eu un coup de cœur pour Marseille ?

Déjà, je suis ravie d’avoir une présence en France. Et c’est à Marseille que j’ai appris que je devenais française, à la Vieille Charité très exactement, l’année dernière. La nationalité française m’avait été refusée trois fois. Je suis d’ailleurs devenue américaine avant d’être française ! Même si je n’ai pas d’attaches particulières avec cette ville, puisque j’ai grandi à Nice qui est très différente, je retrouve des similitudes avec des cités d’Orient et du Maghreb, Alger en particulier, et j’apprends à connaître Marseille un peu plus chaque jour. Et puis, cela me permet de toucher un vaste public au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Ma sculpture-jardin A Woman’s Voice Is Revolution avait été initialement prévue pour l’Arabie Saoudite, mais elle a été refusée car jugée trop politique… En faisant de Marseille son lieu de création, je sais qu’elle sera visible du monde arabe et du Maghreb, donc finalement j’atteins mon but. Je suis très tenace et j’aime les défis.

 

 

| « Moi, je suis une sorcière. Je crée pour me venger ! »

 

 

Pouvez-vous nous expliquer comment se présente le parcours du public dans les trois lieux que vous avez investis ? 

La rétrospective déployée en ces trois lieux m’a vraiment donnée les moyens de m’exprimer et d’inventer une parole de femme. Les œuvres présentées sont très éclectiques, il y a des toiles, des broderies, des sculptures et bien sûr le jardin. Au Mucem, on a mis l’accent sur mon rapport avec l’Orient, mais je n’y suis pas écartelée entre deux cultures. Je préfère déconstruire et questionner les rapports d’opposition entre l’Orient et l’Occident. Avec le Salon courbé, par exemple : j’ai grandi dans ce type de mobilier typique des classes moyennes et aisées égyptiennes, mais je rajoute un papier peint où des définitions du mot terrorisme sont imprimées en anglais, extraites de dictionnaires occidentaux. Il y a également une série de toiles intitulées The Women I Know (« Les femmes que je connais », ndlr). Ce sont pour la plupart des œuvres inédites. Je m’intéresse au portrait depuis 2016 : je peins des femmes que je connais ou des autoportraits. Il y a également ma première toile, Fear Exists, brodée au fil doré. Au Frac, l’exposition qui s’intitule Witches and Bitches (« Sorcières et salopes ») se concentre plus sur l’aspect féministe de mon travail. C’est le titre d’une œuvre que j’ai faite en collaboration avec Reza Farkhondeh, un artiste d’origine iranienne que j’ai rencontré à la Villa Arson en 1988. Nous avons eu beaucoup de projets communs, comme Higher Me, une vidéo questionnant le rapport des femmes à leurs talons hauts. Il a également imaginé une performance où j’invitais le public à manger des gâteaux qui avaient l’aspect de George Bush et de Tony Blair ! J’avais un besoin viscéral de les manger et de les déchiqueter !  Il y aussi ce tableau, Sindy in Pink-RFGA, inspiré par une phrase de la romancière Tish Thawer, qui est devenu un slogan féministe : « We are the granddaughters of the witches you couldn’t burn » (« Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’êtes pas arrivés à brûler »). C’est un tableau que j’ai réalisé avec Reza car le féminisme, ce n’est pas qu’une affaire de femmes. Moi, je suis une sorcière. Je crée pour me venger !

Enfin, l’exposition située dans la chapelle de la Vieille Charité s’intitule Ghada Amer, sculpteure, et c’est la partie la plus méconnue de mon travail.

 

Comment avez-vous affronté la chapelle de la Vieille Charité ?

C’est plutôt la chapelle qui a dû m’affronter ! Il y a trois œuvres au milieu, de grands bronzes, et autour, des céramiques colorées. Il s’agit d’expérimentations picturales que j’ai poussées vers des sculptures monumentales, qui ressemblent à des paravents. C’est un travail que j’ai initié en 1992 et développé à partir de mes céramiques depuis 2014. Je mélange également des céramiques figuratives et d’autres abstraites, de plus petites dimensions, très colorées et très gestuelles.

 

Vous êtes intervenue dans l’accrochage ? 

Bien sûr, j’ai suivi tout cela de très près. J’ai l’habitude d’accrocher car à la Villa Arson, on nous enseignait l’accrochage. Et puis pour la première fois, j’ai collaboré avec un scénographe, j’adore cela ! Il a fallu construire pour le Mucem et le Frac des architectures spécifiques ; c’était un vrai travail en commun, avec l’aide des commissaires.

 

Dans ce parcours, on voit des hommages à des artistes masculins tels Monet ou Ingres…

Je déteste le système mais pas les maîtres ! J’adore Fernand Léger par exemple. Au Frac, on présente la toute dernière version des Nymphéas. Le problème, c’est qu’on ne connaît pas les artistes femmes, ou alors elles sont cantonnées à des genres dits  « mineurs », comme le portrait. C’est pour cela que je m’y suis intéressée. Moi, en tant qu’artiste femme, j’ai envie aussi de parler aux hommes.

 

Comme interprétez-vous le slogan « A Woman’s Voice Is Revolution » à l’aune des récents événement en Iran, et le nouveau slogan émergent « Woman, Life, Freedom » (« Femme, Vie, Liberté ») ?

Je pense que quand les femmes se mettent en colère, c’est pour de bon et c’est mauvais signe pour les régimes autoritaires et patriarcaux. Quand c’est non, c’est non, il n’y a plus rien à perdre, plus de concessions à faire. Si la révolution n’est pas pour cette fois, ça sera pour la prochaine. Ce que je voudrais, c’est porter une voix de femme car il est crucial de s’approprier les champs de l’expression. L’éducation est également essentielle, en particulier l’éducation sexuelle, on ne peut pas laisser cela aux hommes. Les femmes doivent apprendre à se battre toutes seules. Il ne faut pas trop les aider, elles sont bien assez fortes pour se libérer par leurs propres moyens.

 

Propos recueillis par Isabelle Rainaldi

 

  • Ghada Amer, A Woman’s Voice Is Revolution et Orient – الشرق – الغرب – Occident : jusqu’au 16/04 au Mucem (Esplanade du j4, 2e).
    Rens. : www.mucem.org

  • Ghada Amer, Witches and Bitches : jusqu’au 26/02 au Frac PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e).
    Rens. : www.frac-provence-alpes-cotedazur.org

  • Ghada Amer, Sulpteure, jusqu’au 16/04 au Centre de la Vieille Charité (2 rue de la charité, 2e).
    Rens. : https://vieille-charite-marseille.com