L'équipe artistique de Gardenia – 10 ans après (Frank Van Laecke, Alain Platel, Steven Prengels) © Luk Monsaert

Gardenia – 10 ans après par les Ballets C de la B

L’Interview
Alain Platel

 

 

Figure incontestable de la scène chorégraphique internationale qui a marqué toute une génération de danseurs et accompagné avec Les Ballets C de la B les premiers pas des plus grands noms de la danse contemporaine actuelle, Alain Platel est un artiste à l’humanité à fleur de peau. Il devait revenir au Festival de Marseille avec sa pièce emblématique Out of context – For Pina, mais la pandémie et les quarantaines en ont décidé autrement. C’est l’un de ses immenses succès, Gardenia, que le Gantois reprend — 10 ans après — et qu’il nous offre en avant-première. Un spectacle coup de poing sur le genre, la mémoire et le temps qui passe, autant sur les corps que sur les œuvres.

 

 

 

Depuis la Belgique, quel regard portes-tu sur l’année « Covid » écoulée ?
J’ai des sentiments très partagés sur ce sujet. Cet arrêt m’a fait vivre un ralentissement des choses qui m’a fait du bien (Sourire). J’ai vu aussi comment ça a été l’horreur autour de moi, pour les amis ou certains artistes qui ont dû faire face pour survivre, surtout chez les indépendants. Voir ou présenter des spectacles étaient secondaire, l’urgence était ailleurs. Maintenant que les portes se rouvrent peu à peu, l’hésitation du public est toujours là, nous devons le convaincre de venir. Il y a un côté positif à tout cela et en même temps le sentiment extrêmement douloureux de s’être senti non essentiel. Comment notre milieu va-t-il réagir, quelle créativité va émerger ? Ce sera un signe de ce qui s’est passé, est-ce que nous allons juste continuer ? Je ne le sais pas encore.

 

Tu n’es pas attaché à un répertoire ; en dehors de Out of context tu ne faisais jamais de reprise de tes spectacles. Puis en 2020 tu as remonté C(h)œur – 10 ans après et maintenant Gardenia. Pourquoi ce changement de direction ?

Pour des raisons différentes. Pour Out of context, c’est parti des danseurs qui disaient vouloir se revoir chaque année et sentir comment on vieillit dans une pièce. Je trouvais cela très beau et romantique. Je les ai donc soutenus ; la pièce tourne une fois par an notamment avec Rosalba Torres Guerrero, qui sera cette année avec Koen Augustijnen dans le In d’Avignon avec Lamenta. Pour C(h)œur, c’est Jan Vandenhouwe, ancien assistant de Gérard Mortier à l’Opéra de la Monnaie et actuel directeur artistique du Royal Ballet de Flandre, qui a souhaité que je remonte ce spectacle avec les danseurs du ballet. Je n’avais jamais travaillé avec des danseurs classiques c’était trop tentant ! Et puis Cette idée, « est-ce qu’il y a encore des traces qui restent ? », m’intéressait beaucoup. Pour Gardenia – 10 ans après, ce sont les acteurs et Frank van Laecke, avec qui j’ai créé cette pièce, qui voulaient poursuivre l’aventure. Pour me convaincre, l’équipe m’a dit que depuis dix ans ils n’avaient pas défait leurs valises, toujours prêts à reprendre la tournée internationale commencée en 2010 au Festival In d’Avignon. Ils ont presque tous entre 68 et 79 ans et c’est très troublant de travailler avec des corps et des âmes vieillissants. On doit les soutenir d’une autre façon, bien sûr leur mobilité est entravée, mais ça reste quand même très excitant de voir des personnes de cet âge-là avec « des plumes dans le cul » !

 

Comment cette question du genre et de la transsexualité a-t-elle évolué ?
On voit que les choses ont beaucoup changé, donc comment cette pièce va-t-elle parler à la génération d’aujourd’hui ? Gardenia raconte l’histoire de vie très spécifique d’un groupe de vieux artistes travestis de cabaret, menée par l’actrice Vanessa Van Durme. Certaines personnes qui ont vu le spectacle en répétition nous ont dit que l’on réalisait avec émotion qu’ils étaient les soldats de la Première Guerre mondiale de ce mouvement LGBTQIA2+ et transgenre… que l’on vit aujourd’hui. Ce sont eux qui ont commencé à faire bouger les choses et c’est donc très touchant de les voir à nouveau sur scène. Nous avons posé la question de cette évolution à Stan Monstrey, un chirurgien plastique et une sommité mondiale dans le domaine de la chirurgie transgenre. Ce qui ressort de positif, c’est que même si cela reste très exceptionnel, nous sommes de moins en moins dans le spectaculaire… J’ai du mal à utiliser les mots « normal » et « anormal »… Ça se passe avec moins de traumatisme, de répulsion.

 

Est-ce que le fait de travailler avec ces corps qui ont vieilli n’est pas une sorte de miroir du temps qui passe pour toi aussi ?
Oui, c’est aussi très troublant et émouvant. Mais je pense que Gardenia – 10 ans après a un effet miroir pour tout le monde, même des trentenaires, c’est un marqueur de temps.

 

Tu te posais la question de savoir ce qu’il va rester de ce que les artistes créent. Est-ce que maintenant tu te questionnes sur ce qu’il va rester de l’œuvre de Platel ?
Non, vraiment pas ! (Rires) Ce n’est pas important pour moi. Personne n’a à demander la permission d’utiliser mes pièces, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. À mon âge, je constate que les traces que j’ai laissées sont des traces très individuelles, notamment parmi les artistes ou personnes avec qui j’ai travaillé ou dans le public. Je suis conscient de cela et j’en suis très touché. Mais les hommages ou un répertoire que l’on peut encore voir ne m’intéressent pas. Tout à été un grand jeu que j’ai adoré faire, c’est tout ! Je préfère penser aux choses existantes qui me restent encore à faire qu’aux traces du passé. Par contre, je suis curieux de l’impact qu’aura le film Why we fight ? que j’ai fait avec Mirjam Devriendt sur mon spectacle Nicht Schlaffen avec notamment Samir M’Kirech qui vit à Marseille. Ce film est un témoignage, j’aimerais qu’il reste parce qu’il exprime toutes les choses que j’ai vraiment envie de faire passer au monde et de transmettre.

 

Est-ce important pour toi d’être présent dans la dernière édition de Jan Goossens et de ta dramaturge Hildegard De Vuyst ?
C’était un cadeau de présenter Out of Context ici. Je suis ravi de revoir Jan, de revenir à Marseille, j’aime cette ville et je sais que ce festival est particulier… c’est cela qui me plait. Et le fait que quand je vais être là, j’aurai l’occasion de voir des choses, des projets en cours, de rencontrer des gens, d’être témoin de ce qui se passe au niveau du travail ici et c’est ça qui est formidable. Je n’ai pas besoin de faire d’hommage à Jan, il est perpétuel, je l’estime tellement et je le suivrai où il ira. Et concernant Hildegard, qui travaille avec nous aux Ballets C de la B, c’est une relation très intense et enrichissante.

 

Un message de fin en cette période compliquée ?
Quoi qu’il arrive, n’oublie jamais de vivre !

 

Propos recueillis par Marie Anezin

 

 

Gardenia – 10 ans après par les Ballets C de la B : les 1er et 2/07 à la Friche la Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e), dans le cadre du Festival de Marseille.

Rens. : https://www.festivaldemarseille.com/

 

Pour en (sa)voir plus : https://www.lesballetscdela.be/fr/