Tiago Rodriges © Christophe Raynaud de Lage

Festival d’Avignon

L’entretien
Tiago Rodrigues

 

À l’occasion de sa première édition à la tête du Festival d’Avignon, nous sommes partis à la rencontre de cet homme aussi curieux que généreux, qui a parcouru son programme en pensant aux lecteurs et lectrices de Ventilo.

 

 

La nomination de Tiago Rodrigues à la direction du Festival d’Avignon a été saluée par un accueil très chaleureux, à l’image de cet homme. La pression d’être le premier étranger à diriger cette prestigieuse institution s’additionne à celle de la mise en place d’une première programmation très attendue par la profession et le public. Le metteur en scène, auteur et dramaturge portugais a un emploi du temps démentiel : du suivi des tournées de ses trois pièces à l’accompagnement des créations de son édition 2023, auxquels s’ajoutent mille projets et la toute récente polémique autour de l’annulation d’un des spectacles phares du festival : Les Émigrants de Krystian Lupa.

Tout cela pourrait le faire vaciller. Mais Tiago Rodrigues donne plutôt l’impression de prendre pour devise le titre de sa dernière pièce, Dans la mesure de l’impossible (qui remplacera celle de Lupa).

 

 

Lorsque l’on est nommé directeur du Festival d’Avignon qu’est-ce que l’on est tenté de faire et qu’il ne faut surtout pas faire ? Et qu’est-ce que l’on fait quand même ?

J’ai été nommé deux fois dans ma vie pour quelque chose d’important. En 2015 à la direction du Théâtre National de Lisbonne Dona Maria II et en 2021 pour la direction du Festival d’Avignon. Il ne faut pas sous-estimer la dimension de pouvoir d’un poste comme celui-là. Même s’il est essentiellement artistique et culturel, il impose des responsabilités qui sont synonymes de pouvoir : pouvoir sur le parcours, le destin d’autres artistes, ainsi que du public…

On sait bien que le Festival d’Avignon, par ses choix de coproduction, conditionne le parcours des artistes invités, détermine leur devenir et leurs conditions financières de travail. Il faut principalement comprendre et accepter les conséquences de cette pratique du pouvoir. Il ne me faudrait surtout pas glisser dans ses péchés. Notamment les règlements de compte. (Sourire)

Quand j’étais au conservatoire de théâtre, j’avais dix-neuf, vingt ans, un groupe d’éminents professeurs m’appelle pour me dire que je devais arrêter le théâtre et quitter cette institution. Je suis parti et je suis allé faire un stage avec le TG Stan en Belgique. À partir de là, je n’ai plus jamais laissé tomber le théâtre. Le rendez-vous avec ces professeurs a été déterminant dans le fait de faire du théâtre mon métier. Quand j’ai été nommé au DM II de Lisbonne, j’avais la possibilité de me venger. (Sourire). Il ne faut surtout pas le faire !
Il faut comprendre que l’on a tort souvent. Finalement, les propos de ces professeurs m’ont beaucoup aidé. Je pense que peut-être ils avaient raison, et s’ils avaient tort, c’est humain.

Même Jean Vilar — à l’origine de cet incroyable festival, avec une vision de ce que peut être le théâtre populaire, palpable durant un mois à Avignon — a refusé les textes de Genet et de Beckett. Dans mes choix pour cette première édition, je suis peut-être en train de rater mes Beckett et mes Genet ! C’est inhérent à cette fonction, il faut l’accepter. Et le faire en douceur et avec humanité.

Nous devons comprendre que notre imperfection et nos erreurs, si tout marche bien, vont en pousser d’autres, comme ces professeurs m’ont poussé.

 

 

Ton travail est principalement défini par son rapport au texte, mais tu aimes aussi te pencher sur la forme. Le Festival d’Avignon ne va-t-il pas être pour toi un magnifique terrain de jeu et d’expérimentation ?

 

Être artiste tout en pouvant en inviter d’autres nous place toujours dans le lieu d’un grand apprentissage.

J’ai l’opportunité d’identifier ce qu’il est urgent de partager avec un public, mais surtout de vivre à côté de ce même public la découverte de ce travail. En tant qu’artiste, je suis extrêmement nourri par cette expérience de direction d’un festival, comme j’étais inspiré lorsque je dirigeais un théâtre national. Une partie de la recherche artistique se fait en regardant travailler les autres, pas forcément en travaillant nous-même.

Alors si une partie de mon travail actuel est de regarder les autres travailler, c’est un grand privilège. Et je vais nécessairement être influencé puisque je suis entouré d’artistes que j’admire, qui font un travail qui me rend curieux, qui me fascine.

J’ai rarement vu un festival où la personne qui le dirige est aussi importante, pas seulement, comme je l’évoquais précédemment, en termes de symbole de pouvoir, mais en tant que personnage. Un personnage qui peut insuffler une espèce d’atmosphère. Dans ce sens-là, je me reconnais beaucoup dans les valeurs premières de ce festival : l’idée d’un accès le plus démocratique possible, d’une grande proximité, d’un risque pris pour la création avec un dissensus du débat, une controverse cordiale. Je suis en accord avec cette idée qu’incarne le festival : une fête citoyenne, je la trouve très importante au théâtre.

Donc ma façon de diriger le festival n’est pas totalement sincère, elle est une interprétation de ce que je pense qu’un directeur d’Avignon doit faire.

 

 

« Si vous n’avez pas l’aubaine d’avoir des ancêtres qui vous transmettent Avignon, vous vous retrouvez avec la responsabilité et aussi la chance d’être le premier de votre lignée à transmettre à d’autres générations l’élan de la première fois, celui qui transporte, le possible coup de foudre. »

 

 

Peux-tu nous parler du projet « Première fois » ?

Avignon est un festival de fidèles, où la plupart du public revient. En même temps, en 2022, 18 000 billets ont été vendus à des personnes qui venaient pour la première fois. C’est énorme ! C’est 15 % du public. C’est un festival où on découvre, où on reste et on transmet à nos enfants, à nos amis, aux plus jeunes.

Si vous n’avez pas l’aubaine d’avoir des ancêtres qui vous transmettent Avignon, vous vous retrouvez avec la responsabilité et aussi la chance d’être le premier de votre lignée à transmettre à d’autres générations l’élan de la première fois, celui qui transporte, le possible coup de foudre. Moi, je suis le premier ma famille, personne n’était venu avant moi. Ma fille a été déjà présente quatre fois. Et elle le transmettra peut-être à son tour.
M’inspirant de cette expérience, j’ai voulu proposer le dispositif « Première fois ».

Il a aussi été inspiré par cette envie qu’a ce public fidèle d’ouvrir le festival à d’autres, d’entraîner d’autres personnes dans cette expérience égalitaire et partagée. En discutant avec les personnes du groupe miroir qui accompagnent le festival depuis vingt ans ou les membres des amis du festival qui ont quarante ans d’existence, ils parlent tous de la première fois, cette fois de l’engagement qui les a fait revenir chaque année.
Cet été, 5 000 jeunes viendront pour la première fois au Festival d’Avignon. Ce sont des groupes de toute la France, les jeunes de Bobigny avec ceux d’Arles, ceux d’Avignon avec ceux de Bordeaux. Ils verront les mêmes spectacles, rencontreront les mêmes artistes, feront les mêmes activités ensemble. Il se découvriront les uns les autres et feront cette chose très « vilaresque » : voir dans les mêmes conditions un même spectacle et après percevoir de nouveau leurs différences à travers la manière dont ils en discuteront.
Ce dispositif est une de mes obsessions, nous continuerons à le travailler dans les prochaines années en développant des partenariats associatif, culturel, éducatif.

Ce projet répondra à des questions, que ne se posent plus ceux qui vont régulièrement au théâtre, mais qui questionneront des jeunes de quatorze ans qui viendront pour la première fois ici.

Est-ce que je peux rentrer à la cour d’honneur en baskets ? Ai-je le droit de m’endormir pendant le spectacle ? De ne pas aimer le spectacle ? Est-ce que je dois applaudir même si je n’ai pas aimé ? Ce sont des questions simples mais qui éloignent, ce sont des barrières invisibles qui empêchent de pousser la porte d’un théâtre ou d’un festival.

 

 

À la place de l’habituelle soirée concert de clôture, tu as initié trois soirées concert-spectacle, coréalisées avec le Printemps de Bourges. Est-ce un premier pas pour laisser une place plus importante à la musique ou gagner un nouveau public ?    

Une bonne partie de l’élargissement du public ou son renouvellement ainsi que sa diversité se joue à travers la programmation, le type de spectacles et surtout en fonction des artistes qui portent les projets. On ne peut pas attendre de trouver une richesse, une diversité de la représentativité d’une société côté public si on ne la retrouve pas sur la scène.

Nous sommes conscients que les musiques actuelles peuvent être une porte d’entrée dans le festival pour un public qui n’est pas nécessairement habitué à venir chez nous. La Maison Tellier & friends, Léonie Pernet, Silly Boy Blue sont des artistes de musique actuelle phénoménaux et en plus ils revisitent les albums mythiques Ziggy Stardust de Bowie, Transformers de Lou Red et Harvest de Neil Young. La liaison avec la langue anglaise, qui est à l’honneur cette année dans le festival, est une évidence avec ces trois albums mythiques de la pop anglo-saxonne. Cette collaboration avec le Printemps de Bourges va perdurer dans les prochaines années. Car ce qui nous relie à cette manifestation est qu’elle ne soit pas nécessairement qu’un lieu de diffusion du dernier album d’un artiste à la mode, mais un festival qui parie fortement sur l’émergence et sur la création. Ce qui est, je pense, encore plus difficile dans le domaine musical que dans les arts vivants parce que l’industrie exige une diffusion en permanence en festivals et en concerts qui n’est pas évidente. Donc s’associer à un festival de musiques actuelles de cette envergure et qui a cette démarche, c’est très important pour nous.

 

 

La musique prend-elle une place plus importante dans les arts vivants ? Toi-même pour La Cerisaie, tu avais fait appel au musicien portugais Hélder Gonçalves et tu avais écrit les paroles des chansons jouées en live sur scène…

Je ne serais pas capable de dire si elle est plus présente aujourd’hui qu’il y a dix ans. Disons que l’atmosphère informelle un peu libertaire du concert intéresse beaucoup d’artistes de théâtre et de danse, surtout quand ils sont face à certains codes formels. La musique — surtout actuelle — a cette capacité de très vite remettre en question ou faire disparaître certains codes et protocoles au profit du mélange de langage. En début de festival, G.r.o.o.v.e de Bintou Dembélé, qui mélange le hip-hop, le krump et les danses urbaines avec l’opéra, le baroque, en est un exemple flagrant. J’imagine les jeunes entrer dans le bâtiment même de l’Opéra.

Dans un autre registre, Julie Deliquet mélange le cinéma et le théâtre en adaptant le film Welfare. Ces dispositifs interdisciplinaires sont de plus en plus présents dans les arts vivants, dans la danse, dans le théâtre, pour la performance. Je suis très curieux de voir comment tout cela va pouvoir constituer un répertoire. Par exemple, la façon dont Philippe Quesne va traiter Le Jardin des délices de Jérôme Bosch en tant que répertoire. Le rapport au répertoire ne doit pas être compris d’une façon étroite et disciplinaire simplement en rapport au passé et à l’histoire, au patrimoine artistique. Dans ce sens-là, le meilleur répertoire pour Gwenaëlle Morin, c’est Shakespeare. Pour d’autres artistes, ça peut-être la biographie de Virginia Woolf qui n’est pas un répertoire théâtral au sens strict du terme mais bien dans sa façon de faire du théâtre.

 

 

Pourrais-tu conseiller des spectacles aux lecteurs de Ventilo, qui sont des jeunes ou éternels jeunes, curieux, festifs, férus de musique et de spectacle vivant ?

C’est très difficile de me demander si j’aime plus ma mère ou mon père. (Rire).
G.r.o.o.v.e de Bintou Dembélé, les concerts de La Maison Tellier & Friends, Léonie Pernet, Silly Boy Blue avec le Printemps de Bourges, Extension de Julien Gosselin. Et la dernière création d’Anne Teresa De Keersmaeker, à partir du blues avec une jeune musicienne belge, qui sur scène avec les danseurs, est absolument extraordinaire.

 

 

Ce n’est pas un hasard que tu clôtures le festival avec ton By Heart, car il contient tout ce que tu viens d’énoncer…

Bien sûr qu’en mettant By Heart à la fin du festival, il est possible d’y voir pas mal de fils invisibles entre ce spectacle et plusieurs aspects de la programmation. Ce n’était pas fait exprès puisque lorsque je l’ai créé il y a dix ans, je n’imaginais pas diriger un jour le Festival d’Avignon.

By Heart est aussi le passeport de ma vie en France. Il m’a fait connaître à un public plus élargi alors qu’il n’était pas le premier spectacle que j’ai présenté chez vous. C’est celui dont j’ai donné le plus de représentation et que je joue toujours partout. Ce spectacle est une sorte « d’huile essentielle », pas simplement de mon théâtre, mais aussi de ma vision du théâtre.

 

 

Ne serait-ce pas aussi une manière d’offrir à ta grand-mère, qui t’a inspiré By Heart, sa première fois dans la cour d’honneur ?

Je dois dire que lorsque les gens me demandent si ce n’est pas un peu exagéré de me mettre en scène dans la cour d’honneur. Je leur réponds pour moi, oui peut-être… mais pas pour ma grand-mère, elle mérite sa place dans la cour d’honneur.

 

 

Tu vas faire apprendre un nouveau sonnet aux dix participants volontaires sur scène. Peux-tu nous dévoiler un des vers ?
Non je ne peux malheureusement pas ; par contre, je peux te dire qu’il y a une chose merveilleuse avec cette version du sonnet et cette nouvelle traduction de Françoise Morvan : que ce soit en français, en portugais ou en anglais, le dernier mot de la traduction est le mot fin. Je trouve cela absolument incroyable !

 

 

Propos recueillis par Marie Anezin

 

Festival d’Avignon : du 5 au 25/07 à Avignon.
Rens. : www.festival-avignon.com