Ernani de Giuseppe Verdi © Opéra de Monte-Carlo

Ernani de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Marseille

Trois hommes et une femme

 

« Des ailes, des ailes, des ailes ! » réclamait, en 1830, la jeune armée romantique à la Bataille d’Hernani. Quatorze ans plus tard à Venise, l’opéra éponyme de Verdi prend son envol. « De Corfou à Rio, de Copenhague à Constantinople », il assure au compositeur une notoriété internationale. Ernani semble avoir récemment retrouvé la faveur des scènes françaises. Mettons à profit son escale à Marseille.

 

Une naissance difficile

La pièce de Victor Hugo sent encore le souffre pour la police autrichienne qui exerce sa censure sur la vie publique de la Sérénissime. Elle suspecte ce « drame subversif » — avec quelques raisons — de défier le magistère impérial et, par là, contester son autorité ; elle exigera coupures et modifications jusqu’à la dernière minute. Verdi parvient à sauver le titre mais dans le livret du jeune Piave, le versant voltairien s’estompe, le cornélien domine.

Les préparatifs sont tendus : les décors tardent, les costumes manquent… et voilà que le premier ténor s’enroue à la répétition. Après l’échec d’I Lombardi, le compositeur redoute le public exigeant de La Fenice, « Ces vénitiens attendent je ne sais quelle merveille (1). » Alors que l’heure fatidique approche, il confie à un ami « Si Ernani venait à échouer, je me ferai sauter la cervelle (1) » ! Verdi réagit alors avec le tempérament qu’on lui connaît ; il s’acharne sur la partition, lui imprimant la force de ses convictions musicales à l’appui d’une construction dramatique qu’il veut toujours plus alerte et plus resserrée. Malgré une première sans éclat le 9 mars 1844, la musique s’impose ; balcon et parterre unanimes, toute la ville fredonne ses airs. L’œuvre est sauvée. Comme une trainée de poudre, elle embrase les théâtres européens puis franchit l’océan, dépassant le succès de Nabucco. Le monde s’ouvre, Verdi a trente ans.

Très vite, la reconnaissance à laquelle accède le jeune compositeur lui permet de revendiquer, auprès des impresarios, chefs d’orchestre, chanteurs et librettistes, l’autorité sur les paramètres du jeu musical et théâtral, et de vérifier l’aptitude des interprétations et sollicitations de chacun à converger vers ses intentions créatrices. Il veut ainsi garantir, autant que faire se peut en regard des contingences et des contraintes de la réalisation, l’autonomie de son œuvre, sa physionomie générale, sa gamme d’émotion, sa dynamique affective, son aptitude à frapper l’imagination. Retrouver ce germe original et problématique, c’est la quête du Graal pour les faiseurs de spectacles actuels.

À Marseille, Jean-Louis Grinda apporte une vision picturale à la mise en scène. Sa dramaturgie figurative insère des scènes de genre à l’intérieur d’une fresque historique. Comme sur une tapisserie hautelisse, dans le style troubadour cher au XIXe siècle, les lointains évoquent la Bataille de San Romano, tableau fameux dans lequel le peintre Uccello (1397-1475) insuffle mouvement et rythme à une furieuse mêlée de cavaliers et d’étendards d’où les interprètes semblent surgir par diablerie de l’optique et de la lumière avant de se démultiplier en spectres vaporeux dans un miroir suspendu. Le cadre esthétique est posé pour que coups de théâtre, héros maudits et ensembles passionnés, tout l’arsenal d’un grand opéra romantique déploie son effet pour clore la saison lyrique phocéenne.

 

« Fragilité, ton nom est femme (2) »

À l’orée du Siècle d’Or, trois Grands d’Espagne convoitent Elvira. Les mobiles s’opposent et les caractères s’affrontent dans la déclinaison de trois âges de l’homme désirant.

Le premier, le vieux duc Gomez de Silva, doit bientôt convoler avec la belle dont il est le tuteur. C’est à la basse russe Alexander Vinogradov qu’il reviendra de déplorer la condition du vieillard amoureux encore un pied dans le moyen-âge. Son grave charbonneux verse une bile amère Infelice, e tuo credevi. La sonnerie du cor, rappel de sa rancune abyssale, précipite la tragédie finale et descend le rideau sur le monde ancien.

Tout aussi inflexible et corseté dans le code de l’honneur, le jeune duc d’Aragon, Ernani, sous le masque d’un brigand, entend soustraire sa bien-aimée au dessein de Silva. Francesco Meli connaît bien le rôle qu’il a déjà interprété à Rome, New York et Salzbourg, et qu’il fera valoir à la Scala de Milan après Marseille. Cette figure du proscrit permet à Verdi le basculement dans l’excès. Come rugiada al cespite (Comme la rosée sur un bouquet), son premier air, conjugue déjà la passion amoureuse avec la vocation au malheur. Le ténor italien sublime l’orgueil mélancolique d’une voix agile et musculeuse, comme modelée par la plastique de Michelangelo, où s’insinue la morbidezza dans l’ellipse souple du phrasé. Qu’il y a-t-il de si terrible chez Ernani qui mérite pareille expiation ? Ce que l’art n’explique jamais, la musique le laisse parfois entendre.

Le dernier gentilhomme, mais non le moindre, n’est autre que le futur Charles Quint (1500-1558). Dans toute la force de sa maturité, Don Carlo est le seul à évoluer au cours de l’intrigue, contrairement à ses concurrents que la haine a cristallisés. Tour à tour martial ou incisif, Ludovic Tezier emprunte à l’airain sa majesté O de’ verd’anni miei, mais allège son émission pour exprimer la clémence O sommo Carlo ou partager d’une voix moelleuse l’humanité d’un sentiment amoureux délivré de l’obsession. Son chant noble, ambigu ou suave selon les nécessités de l’expression, valorise les attributs du baryton-Verdi dont Don Carlo est le prototype. Sa présence ménage une distance avec les passions cruelles ; sans rien en diminuer, il les soumet à notre réflexion.

Contraste ! Elvira n’est qu’un enjeu, une biche parmi les loups, la donna angelicata chère à Dante, une allégorie au lyrisme tellement irrésistible, lumineux, qu’on en oublie l’inconsistance du personnage. La soprano chinoise Hui He, familière des grands rôles verdiens, avec ses phrasés de miel et des respirations tel le battement d’une aile dans une course aérienne et véloce, scelle, dès le second tableau Ernani, involami, un destin que Verdi a rendu à peine moins funeste qu’Hugo. Elle ouvre avec volupté des blessures qui ne voudraient pas guérir. Requiem des amours défuntes, la partition s’achève sous forme d’un étonnant trio, ainsi que les oracles s’accomplissent, jamais au pied de la lettre.

La baguette de Lawrence Foster est familière de cette allure alla prima qui communique aux chefs d’œuvre les plus respectés la fraîcheur et l’émoi de leurs premiers moments. L’interprétation du chef d’orchestre irrigue l’ouvrage d’un sang byronien et fatal de la veine même de ces apôtres turbulents qui firent le coup de poing en 1830, avec l’idéal desquels Verdi communiait sous toutes les espèces de l’art.

Encensé après sa création, l’aura d’Ernani s’est atténuée. L’opéra déserta progressivement l’affiche. La fortune critique a ses phases ; elle néglige parfois bien vite ce qu’elle a célébré parce que l’histoire du goût est vivante et qu’elle accompagne toutes les turbulences des temps. À Marseille, vous pourrez vous affranchir de la partialité de ses choix en connaissance de cause.

 

Roland Yvanez

 

(1) Lettre à Luigi Toccagni, janvier 1844
(2) Hamlet, Acte I, scène 2

 

Ernani de Giuseppe Verdi : du 6 au 16/06 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er).

Rens : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr