Le Voyage d’hiver de Edwin Crossley-Mercer et Yoan Héreau

Edwin Crossley-Mercer & Yoan Héreau au Palais du Pharo

L’âme d’un lieder

 

Marseille-Concerts explore le côté obscur du romantisme et nous entraîne dans un voyage d’hiver en compagnie du baryton Edwin Crossley-Mercer et du pianiste Yoan Hereau. Le duo a le don de pénétrer les natures les plus contrastées de l’âme schubertienne et d’en rendre les postulations avec la plus fidèle transparence.

 

 

Le Voyage d’hiver est le dernier grand cycle de lieder que Schubert compose en 1827 avant de disparaître l’année suivante, à trente et un ans, rongé par la syphilis. Dans un tel phénomène circulaire entre le corps malade et l’esprit, quand la lumière rencontre un obstacle, elle projette des ombres. Le compositeur en joue à l’égal du peintre et l’auditeur découvre des profondeurs jusqu’alors insoupçonnées de son œuvre comme on devine des émotions muettes à l’assombrissement d’un visage.

Nostos est le mot grec pour « retour » ; Algos signifie « souffrance ». Ces vingt-quatre poèmes chantés cristallisent la figure intégrale de la nostalgie, conjuguant l’imparfait présent des espoirs insatisfaits et le passé plus-que-parfait des amours mortes. Rien n’est plus amer dans la détresse que l’arrière-goût des jours heureux.

Les couleurs et les inflexions du bonheur perdu s’épanouissent dans la ligne de chant du baryton Edwin Crossley-Mercer, rompu à cette œuvre qu’il a enregistrée en 2021 avec le pianiste Yoan Hereau pour le label Mirare. Délicatement projetées, les consonnes mouillées de la poésie allemande éveillent des présences fugitives dans le timbre de sa voix au moyen de laquelle musique et poésie prennent corps ensemble dans le modelé du son, dans le dessin rythmé des syllabes qui règlent la course du temps sur l’épiphanie des sentiments. Son expérience des grandes scènes d’opéra a rendu l’interprète à même d’incarner toutes les créatures de l’imagination solitaire de Wilhelm Müller, l’auteur du recueil, avec la richesse d’intonation qui fait le magnétisme de la langue germanique dans son registre grave et mélancolique.

Yoan Hereau l’accompagnera pour un voyage en vingt-quatre tableaux où défile l’immensité intime d’une nature qui était, pour les premiers prophètes du romantisme, le livre de la loi. Il en feuillètera les pages comme si elles relataient une seconde sortie du Paradis, une errance dans des paysages crépusculaires. Ses notes oscillent sur le fil tendu de la mélodie ; quand elles s’en détachent, brusquement soufflées par les injonctions de la poésie, elles tourbillonnent avec les feux follets ou bien voltigent, criardes comme la corneille. Où donc ? « Là où tu n’es pas, là est le bonheur.(1)) » Les larmes glacées qui perlent au bout des doigts du pianiste, aussi lancinantes que la pluie dans les tilleuls, invoquent l’idéal innocent, la liberté, l’enthousiasme juvénile du compositeur que la fatalité, sous les traits de la maladie, vient de noyer.

Les deux musiciens traduiront la poignante fragilité du jeune Franz, augurant sa fin prématurée. En demandant à son art une guidance existentielle, le compositeur poursuit le rêve panthéiste et romantique que « Tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, tout dise : il a aimé.(2) »

Le gisant de Schubert trône aujourd’hui, au milieu de ses pairs, en bonne place dans la cathédrale du répertoire. Cependant, même si son portrait s’affiche partout dans le cadre doré de sa gloire posthume, vous emporterez de cette soirée le legs musical d’un jeune homme désemparé, le phénix d’une expérience de vie, essentielle et vraie, sublimée par un cantabile envoûtant. Et l’on pourra écrire : ils ont aimé.

 

Roland Yvanez

 

Edwin Crossley-Mercer & Yoan Héreau : le 19/11 au Palais du Pharo (58 boulevard Charles Livon, 7e).

Rens. : https://marseilleconcerts.com

 

 

Notes
  1. Der Wanderer, Georg von Lübeck (mis en musique par Schubert, 1816[]
  2. Le Lac, Lamartine[]